vendredi 30 novembre 2018

Uemura Shôen, peintresse du raffinement

Uemura Shôen (1875-1949) est une peintresse appartenant au mouvement nihonga (littéralement « peinture japonaise » soit utilisant des techniques et représentant des sujets traditionnellement japonais) connue pour la beauté et le raffinement de ses portraits de femmes. Elle a eu au début de sa carrière à lutter contre un milieu sexiste mais son talent finit par être reconnu et distingué à de nombreuses reprises. Elle a aussi changé à son échelle la manière de représenter les femmes en peinture. 

Photo d'Uemura Shôen (source : *)


Une histoire de peintresses


Le Japon possède une longue histoire de peintresses. Cependant, ce talent s’est souvent exercé dans la sphère privée. Ainsi, des pinceaux et autres instruments font partie du trousseau des épouses de la haute société pendant la période d’Edo (1603-1868). Celles-ci ont ainsi la possibilité de s’exercer avec leurs proches, cependant il ne leur est pas possible de se former en dehors de leur maison, ce qui limite leur marge de progression. Certaines, issues de la famille impériale, acquièrent une grande maîtrise de leur art grâce à l’éducation élitiste qu’elles reçoivent. C’est le cas de l’impératrice régnante Meishô (1624-1696) ou de sa sœur, la princesse Akenomiya Teruko (1634-1727). 

Les épouses et filles de peintres ont néanmoins la possibilité d’étudier dans leur cercle familial. Certaines d’entre elles, bien qu’une minorité, deviennent des artistes à part entière. C’est le cas pour Ôi (1800 (?) -1866 (?) ), la fille du célèbre Hokusai. C’est d’ailleurs à partir du XIXesiècle que le nombre de peintresses officiellement actives s’accroît. En 1858, on en recense 80 réparties dans tout le pays. Néanmoins, certains obstacles restent à surmonter, notamment le rôle domestique attribué aux femmes pendant l’ère Meiji. Uemura Shôen affronte d’ailleurs tout au long de sa vie ces stéréotypes. 


Un talent précoce


De son vrai nom Uemura Tsune (Shôen est son nom d’artiste), elle voit le jour le 23 avril 1875. Son père décède deux mois avant sa naissance. Sa mère, Nakako, qui tient une boutique de thé à Kyoto, l’élève donc seule. Elle commence à faire preuve très jeune d’un talent pour le dessin et s’exerce dans son coin pendant que sa mère s’occupe des clients. A l’âge de douze ans, ses productions sont déjà appréciées des habitués du lieu. Nakako prend conscience du talent de son enfant et la soutient dans sa vocation d’artiste. En 1887, la jeune fille intègre l’académie de peinture du département de Kyoto mais en sort sans avoir obtenu de diplôme, en effet son cursus ne lui offrait pas la possibilité de peindre des sujets humains alors que c’était ce qui l’intéressait en premier lieu.

Elle rejoint donc l’école privée de son professeur, le peintre Suzuki Shonen (1848-1918), et fait des progrès remarquables. Elle reçoit alors son nom d’artiste et devient ainsi Shôen. Certaines personnes de son entourage critiquent néanmoins vivement ce choix de vie. En effet, la jeune artiste refuse par là d’être une épouse convenable. Dès quinze ans, elle expose et gagne un prix pour son œuvre Les belles aux quatre saisons, laquelle est d’ailleurs achetée le duc de Connaught, fils de la reine Victoria. 

Belles aux quatre saisons (1892)

Elle a également a cœur de diversifier ses influences et ne se cantonne pas qu’à un seul maître. Ainsi, elle reçoit à partir de 1893 les enseignements d’un autre peintre, Kono Bairei (1844-1895). A la mort de ce dernier, elle devient également l’apprentie de Takeuchi Seihô (1864-1942). Ces différentes expériences lui permettront de constituer son style personnel. En 1900, elle reçoit un autre prix et en 1903 devient capable de travailler en tant qu’artiste indépendante.


La reconnaissance officielle 


Néanmoins, il lui faut s’imposer dans un milieu masculin et elle rencontre parfois une forte hostilité due au sexisme de certains de ses confrères. Ainsi, une de ses expositions est vandalisée en 1904. Elle demande alors à ce que rien ne soit remis en ordre afin que le public puisse se rendre compte de ce à quoi elle fait quotidiennement face. Les travaux de Shôen apparaissent dans des expositions organisées par le gouvernement. Son œuvre La longue nuit est ainsi visible lors d’une exposition organisée par le ministère de l’éducation et est aussi primée. Ses travaux sont ainsi fréquemment visibles dans ce type de manifestations et elle y présente des œuvres remarquables du point de vue artistique. Elle est également amie avec Yamatane Taneji (1893-1983), le fondateur du musée Yamatane à Tokyo, lequel expose encore aujourd’hui nombre de ses créations.

Elle aurait entamé une liaison avec son ancien professeur, Suzuki Shonen, qui était d’ailleurs marié, et donne à l’âge de vingt-sept ans naissance à  un fils, qui devient lui aussi peintre sous le nom d’Uemura Shoko. Shôen ne révèle jamais le nom du père de son enfant et s’en occupe seule. A cette époque, être une mère célibataire n’est pas bien vu et elle doit donc affronter le jugement de la société. Elle a également plus tard une fille mais l’identité du géniteur de cette dernière reste aussi un mystère. 

A l’âge de quarante ans, elle travers néanmoins une période difficile avec une baisse de productivité, sans doute après avoir mis fin à sa relation avec un amant. Elle réalise pendant cette période un tableau très sombre : Flamme qui tranche avec ses précédentes créations. La femme qui y est représentée n’est pas lumineuse, c’est un esprit vengeur. L’œuvre représente la Dame de la sixième avenue, issue de la pièce de théâtre Aoi no Ue (Dame Aoi) laquelle est inspirée du Dit du Genji, œuvre de la romancière du XIesiècle, Murasaki Shikibu. Délaissée par son amant, cette noble se venge sur l’épouse légitime de ce dernier, Dame Aoi, en prenant la forme d’un esprit démoniaque qu’elle ne contrôle pas véritablement. L’artiste elle-même avoue plus tard ne pas véritablement comprendre ce qui l’a poussée à livrer une telle production. Si elle n’expose pas pendant trois ans, Flamme lui apporte paradoxalement une certaine renommée tant elle ne laisse personne indifférent.


Flamme (1918)

Shôen finit néanmoins par revenir en force dans les expositions. Elle  produit à partir des années 30 certaines de ses œuvres les plus remarquables, notamment Le prélude en 1936 qui est l’une de ses productions les plus iconiques et s’inspire d’une danse interprétée au début d’une pièce de théâtre nô, un sujet qui revient d’ailleurs très fréquemment dans ses productions. Elle explique avoir voulu représenter une femme qui évoque une force tranquille et silencieuse par sa beauté et sa dignité. En 1940, une de ses œuvres est présentée lors d’une exposition internationale à New York.

Le prélude (1936)


Le style Shôen


Uemura Shôen peint des bijin-ga, soit des portraits de belles femmes. Cependant, elle y apporte sa subjectivité et transforme le genre. Tout d’abord, plutôt que de représenter des courtisanes comme le veulent les canons de ce type de peinture, elle se concentre sur des personnes du commun qu’elle représente dans leur vie de tous les jours. L’artiste dépeint aussi des femmes travailleuses, la sueur au front. Elle s’intéresse également beaucoup aux héroïnes du théâtre nô, dont les rôles sont généralement joués par des hommes. Shôen rend à ces personnages leur féminité et demande d’ailleurs à des femmes de poser pour elle lors de la réalisation de ses portraits théâtraux.

Komachi et le livre aspergé, (1937), 
oeuvre inspirée de la pièce de nô du même nom

 Celles qu’elle représente ne sont pas des objets dépeints à travers le prisme du regard masculin, la peintresse se focalise au contraire sur leur intériorité. La passivité leur est inconnue : en ajoutant des touches de piment rouge sur leurs oreilles et le bout de leur doigts, l’artiste indique qu’elles ressentent, expérimentent. Si elle représente des maiko (apprentie geisha) et des geishas, c’est pour mettre l’accent sur la beauté de leur art et de leur discipline.

Le printemps de la vie (la jeune mariée), (1899)

Son travail met également l’emphase sur l’alternance des saisons pour mieux faire ressortir ses sujets et l’artiste travaille également sur les kimonos de ses modèles, l’emphase est mise sur la beauté et raffinement, visant à créer une expression de majesté. L’expression des émotions est dans son travail distante, subtile. 

Flocons de neige (1944)

Cependant, elle réalise vers la fin de sa vie des œuvres plus personnelles, notamment en 1943 où elle représente sa mère entrain d’installer du papier de soie sur des portes coulissantes ou encore de coudre alors que la nuit tombe. Le décès de cette dernière en 1934 a également fait opérer un tournant à sa peinture et Shôen commence à partir de cette période à représenter des femmes avec leurs enfants.

Mère et enfant (1943)

Le soir (1942)

Autre point important, elle exerce son travail à une période charnière pour la peinture japonaise dont une frange devient traversée d’influences occidentales. Shôen au contraire restent fidèle à l’héritage nippon, tant par ses sujets que dans son modus operandi. Elle utilise ainsi des piments minéraux iwaneogu plutôt que de se servir de la peinture à l’huile.


Artiste de tous les records


Plus que tout, Shôen a continué même dans les dernières années de sa vie à abattre les barrières qui se dressent sur son chemin de peintresse. En 1941, elle devient la première femme membre de l’Académie impériale des arts, puis en 1944 Artiste agrée par la maison impériale, ce qui fait d’elle une peintresse de la cour. Elle est l’une des deux seules femmes à avoir reçu cette distinction jusqu’à ce jour. Enfin, en 1948, l’année précédent sa mort, elle est la première femme à recevoir la médaille de la culture.

Uemura Shôen devant l'une de ses oeuvres en 1945
(source : *)


Uemura Shen peignant (source : *)


Elle meurt le 27 août 1949, à l’âge de 74 ans, d’un cancer. Aujourd’hui, il est toujours coutume de dire dans les cercles picturaux japonais : « Il n’y avait pas Shôen avant Shôen et il n’y aura pas de Shôen après Shôen ». 

Des expositions consacrées à son art sont encore fréquemment organisées par de grands musées japonais, notamment le musée Yamatane de Tokyo.

Le prochain article racontera l’histoire d’une danseuse et actrice ayant fait forte impression dans plusieurs pays européens, notamment la France.

Articles liés 

Ôtagaki Rengetsu, nonne, peintresse, potière et calligraphe de l’époque d’Edo.



Bibliographie 

Iwao Seiichi et al., Dictionnaire historique du Japon,  Tokyo, Publications de la Maison Franco Japonaise, 1985


Sitographie


Presse en ligne

Gordenker Alice, « Painting women of Japan », Japan Times
2 juin 2015, repéré à : https://www.japantimes.co.jp/ culture/2015/06/02/arts/painting-womenjapan/#.XAAOCC17RE7, dernière consultation le 29 novembre 2018.

Hamond Jeff, « Women of quiet strength , Japan Times, 24 septembre 2010, repéré à : https://www.japantimes.co.jp/ culture/2010/09/24/arts/women-of-quiet strength/#.XAANuS17RE7,  dernière consultation le 29 novembre 2018.


Sites de musées 

« Uemura Shoen, anniversary exhibition of the renewal opening », Mie prefectural art museum, 2004, repéré à : http://www.bunka.pref.mie.lg.jp/art-museum/54734037810.htm, dernière consultation le 29 novembre 2018.


Sites consacrés à l’art  


« About Uemura Shoen », Gallery Sakura, repéré à :http://www.gallery-sakura.com/search/uemura_shoen.html#about, dernière consultation le 29 novembre 2018.

Inglesby Roisin, « Bijinga – The world of Uemura Shoen’s beautiful women », Japonica.info, 10 juin 2017, repéré à : http://japonica.info/the-world-of-bijinga-shoen-uemuras-beautiful-women/, dernière consultation le 29 novembre 2018.

« Shoen Uemura », Artelino, repéré à :https://www.artelino.com/articles/shoen_uemura.asp, dernière consultation le 29 novembre 2018.

«Uemura Shoen », Jyuluck-do corporation, repéré à : https://jyuluck-do.com/profile_uemura_shoen.html, dernière consultation le 29 novembre 2018.

Wilson Maura, « Uemura Shoen », Sartle, repéré à : https://www.sartle.com/artist/uemura-shoen, dernière consultation le 29 novembre 2018.





jeudi 1 novembre 2018

Kôdai-in : la conquête du pouvoir

Kôdai-in (1549-1624), épouse légitime du deuxième unificateur du Japon, Toyotomi Hideyoshi, a été l’une des femmes les plus puissantes de l’époque des provinces en guerre. Pourtant, elle est souvent laissée dans l’ombre Yodo-dono, concubine de son mari et femme au destin tragique. Pire encore, certains écrivains et biographes ont propagé à son encontre des stéréotypes peu flatteurs : femme frustrée par sa stérilité, elle aurait été faible, tout juste bonne à laisser bouillir sa jalousie. Il est temps de livrer un portrait plus juste de celle qui était une personne généreuse, astucieuse, implacable et que les grands personnages de son époque respectaient et admiraient.

J’ai déjà évoqué le contexte de la période au début de l’article sur Yodo-dono et vous incite à vous y référer si vous le désirez afin de vous faire une idée de la place qu’y occupaient les femmes, entre victimes et actrices de la violence.

Portrait de Kôdai-in en habits de nonne (source : *)


L’apprentissage du métier de châtelaine 


 Il a été difficile de choisir la manière de la désigner dans cet article. En effet, la lecture de son prénom de naissance n’est pas claire et elle a changé de nombreuse fois de nom et de titre au cours de sa vie. J’ai ainsi décidé d’utiliser le dernier qu’elle a porté, son nom de nonne bouddhiste : Kôdai-in. Le fait que sa page Wikipédia en japonais la référence ainsi m’a confortée dans cette décision. 

Cependant, avant de vivre cette ascension, l’intéressée s’appelait Nei (le caractère qu’elle utilisait pour son prénom peut aussi se lire Ne mais il semble que l’hypothèse la plus fiable soit la première). Elle est née en 1549 et a des origines modestes : son père est un fantassin léger. En 1561, à l’âge de quatorze an, elle épouse Kinoshita Tôkichirô, soit le futur Toyotomi Hideyoshi, qui en a lui vingt-cinq et est lui aussi un fantassin au service d’Oda Nobunaga. 

En 1573, son mari entreprend la conception de son propre château et Kôdai-in y réside avec lui. Elle n’hésite pas à intervenir dans les affaires de son conjoint. Ainsi, lorsqu’il décide d’augmenter les impôts que doivent payer les résidents de la ville entourant leur demeure, elle s’y oppose et réussit à imposer son point de vue. Elle reçoit également à cette époque la visite d’Oda Nobunaga. Celui-ci lui écrit une lettre qui contient plusieurs informations permettant de cerner le personnage de Kôdai-in. Premièrement, elle est une excellente hôtesse, le seigneur la remercie des présents qu’elle lui a offerts. Il la complimente également sur sa beauté et mentionne néanmoins que les relations entre Hideyoshi et son épouse ne sont pas au beau-fixe puisque ce dernier se plaint de sa conjointe. Pour Nobunaga, cela est injuste et il demande à Kôdai-in de montrer cette lettre à son mari. Néanmoins, il lui demande de ne pas trop élever la voix et d’observer une certaine réserve féminine. Cet indice souligne la forte personnalité de Kôdai-in et confirme qu’elle n’hésitait pas à se faire entendre. 


La dame d’Osaka


En 1582, Oda Nobunaga est assassiné par Akechi Mitsuhide au temple Honnô-ji. Hideyoshi va vaincre Mitsuhide et ainsi prendre le pouvoir. Il gravit les échelons jusqu’à obtenir le titre de Kanpaku (régent) en 1585 et entreprend de grandes campagnes militaires afin d’unifier le pays sous son contrôle. Le prestige de son époux rejaillit sur Kôdai-in. Elle, la fille de fantassin, reçoit le titre de Kitanomandokoro, soit « bureau septentrional d’administration ». Cette appellation était donnée aux femmes de hauts dignitaires qui résidaient dans la partie nord de la demeure et avaient en charge l’administration de la maison. Ceci signifie également qu’elle est d’un rang plus élevé que tous les vassaux d’Hideyoshi. Ce dernier fait construire le château d’Osaka et s’y installe. Kôdai-in devient la maîtresse des lieux. Elle a une réputation de grande bonté mais est également capable d’imposer son autorité. Toutes les nombreuses concubines d’Hideyoshi reconnaissent sa prééminence et aucune ne cherche à la contester. Même celles qui sont issues de familles d’un rang supérieur au sien se comportent avec déférence devant elle.  Le fait que cette dernière n’ait pas d’enfants, si l’on excepte ceux qu’elle a adoptés, n’y change rien. Ainsi, lorsque Yodo-dono donne naissance en 1593 à un héritier mâle, elle ne supplante en aucune manière Kôdai-in qui reste au sommet de la hiérarchie. Lorsqu’elle et plusieurs autres concubines ont accompagné Hideyoshi à Nagoya alors que celui-ci se préparait à envahir la Corée, Kôdai-in précédait les autres femmes dans le cortège.

Statue de Kôdai-in visible à Kyoto (source : *)

Son importance est connue en dehors du château et c’est pour cela que des jésuites portugais, soucieux de propager leur religion au Japon, ont tenté de l’approcher afin d’obtenir son soutien, pensant qu’elle était la seule personne pouvant les aider. En effet, avant de mettre en place son édit d’expulsion des jésuites, Hideyoshi ne leur était pas favorable sans être pour autant ouvertement hostile. Kôdai-in se montre au contraire curieuse de cette nouvelle religion, échange avec eux via ses suivantes et réussit à persuader son époux de les autoriser à prêcher et à résider où ils le désirent. Elle reçoit également des prédicatrices japonaises au château pour les écouter parler de la doctrine chrétienne. Elle continue à entrer en contact avec des prêtres résident à Osaka et Hirado, ce qui montre qu’elle est en capacité de mener une correspondance diplomatique indépendamment d’Hideyoshi et sans que ce dernier n’en soit au courant. Pour ce faire, elle dispose de plusieurs aides féminines, dont une nonne nommée Kôzôsu, très douée pour rassembler des informations, qui lui sert de secrétaire et s’occupe de sa correspondance avec des personnages importants tels que des daimyô.

En 1588, elle est élevée au premier rang de cour et reçoit le nom de Toyotomi Yoshiko. Quatre ans après, Hideyoshi lui confie un fief et la charge de l’administrer. Ces terres rapportent beaucoup à Kôdai-in. 


Une conseillère vigilante


Si leurs relations conjugales ne sont pas toujours harmonieuses, Hideyoshi considère néanmoins Kôdai-in comme une partenaire et une alliée importante sur laquelle il a pu se reposer tout au long de son ascension. Ceci est tout d’abord visible dans la correspondance qu’il échange avec elle. Ses concubines n’ont droit qu’à des informations très vagues sur l’état des campagnes militaires. Kôdai-in reçoit au contraire des rapports très détaillés et est informée  de ses futures décisions et peut ainsi répondre en lui donnant son opinion ou des suggestions.

Hideyoshi lui fait également confiance pour gérer ses finances et utiliser son argent. L’une des suivantes de Kôdai-in est d’ailleurs chargée de tenir à jour son livre de comptes. Plutôt que de confier la tâche de surveiller ses possessions de valeur à ses vassaux, le maître des lieux la délègue aux employées de sa femme, laquelle est chargée de superviser leurs actions. Ceci fait écho aux responsabilités des épouses dans les maisons guerrières entre le XIIeet le XVIesiècle. En effet, dans le cadre du rôle administratif dont elle a la charge, l’épouse légitime doit s’occuper des vivres, des vêtements, mais également de la gestion financière, des transactions commerciales et aussi de l’achat des armes. Comme l’écrit Wakita Haruko : «(…) L’on a pu dire que le degré de dévouement des vassaux reflétait le prestige de l’épouse ».

Plus encore, Hideyoshi lui transfère une part de son autorité et loue par écrit ses capacités. C’est à elle et au frère de  sa femme qu’il confie le château en son absence alors qu’il pourrait très bien compter sur un de ses vassaux pour ce faire. Il demande d’ailleurs à son épouse de veiller à ce que tout fonctionne pour le mieux et d’éviter que des incendies ne se propagent. Kôdai-in est en capacité de donner des ordres à tous dans le château, quelque soit leur rang, afin de maintenir la bonne marche des choses. 

En l’absence d’Hideyoshi, Kôdai-in possède également des pouvoirs de justice étendus. Un jour, alors que son mari est en campagne, un moine se présente devant elle avec une lettre soit disant écrite par Hideyoshi et contenant de fausses informations. Cependant, la missive n’est pas signée. La dame fait aussitôt arrêter et torturer le moine qui avoue avoir fabriqué un faux en espérant se voir donner de l’argent pour avoir transmis le message. Kôdai-in décide de le faire emprisonner et prévoit de le faire exécuter au retour de son époux. Elle montre ici non seulement ses capacités de discernement mais également qu’elle est informée des dernières nouvelles et ne se laisse ainsi pas berner.

Hitomi Kuroki dans le rôle de Kôdai-in dans la série Gunshi Kanbei
(source : *)

Kôdai-in est partie de peu. Pourtant, elle a su faire sien ce rôle et prendre en charge les multiples responsabilités attendues d’elle. Cependant, elle ne s’est pas contentée de son rôle de soutien et élaborait également ses propres intrigues. L’épisode des jésuites prouvait qu’elle était à même d’agir seule sans informer son mari. Un autre épisode prouve qu’elle est également capable de le manipuler. Ceci est visible dans ses échanges, via le truchement de sa secrétaire, avec le daimyô Date Masamune. Ce dernier contrôle une large portion de territoire au nord du Japon mais n’est pas aussi dévoué à Hideyoshi que ce qu’il tente de lui faire croire depuis que ce dernier l’a vaincu. Cependant, la femme de Masamune, Megohime, se rend à Kyoto en 1590 et révèle les véritables intentions de son époux. Elle désire en effet se venger car ce dernier a tué sa nourrice et certaines de ses suivantes car Megohime a été accusée de lui avoir caché une tentative d’assassinat le visant.

Suite à cela, Masamune écrit de très nombreuses fois à Kôdai-in afin de tenter d’obtenir son aide. Celle-ci lui répond d’ailleurs avec beaucoup de franchise en déclarant être importunée par son attitude et ajoute que le daimyô n’est pas en position pour exiger quoi que ce soit d’elle. Cependant, elle accède à sa demande et parvient à convaincre Hideyoshi du fait que les propos de Megohime ne sont que des racontars. Kôzôsu écrit néanmoins à Masamune de la part de son employeuse en soulignant que celui-ci ne doit pas oublier la faveur qui lui a été faîte et lui suggère de venir expliquer clairement sa position et de faire ainsi taire sa femme. En réponse à cela, alors qu’il est absent pendant la campagne de Corée, Masamune écrit à sa mère Yoshihime et semble lui suggérer de rester en contact avec les secrétaires de Kôdai-in.

Beaucoup d’écrits postérieurs ont réduit Kôdai-in à son identité d’épouse. Cependant, il ne faut pas oublier l’indépendance dont elle a su faire preuve, tout au long de son mariage, mais également après la mort d’Hideyoshi, où ses décisions ont aidé à faire basculer le cours de l’histoire. 


Aux côtés des Tokugawa


Hideyoshi décède en 1598 et laisse derrière lui le fils qu’il a eu de Yodo-dono : Hideyori. Celui-ci étant trop jeune pour gouverner et la régence est confiée à un conseil de cinq anciens, dont Tokugawa Ieyasu (1543-1616). Yodo-dono part s’installer au château d’Osaka avec son fils. Kôdai-in, devenue nonne, quitte les lieux et se rend à Kyoto, néanmoins beaucoup de samouraïs alliés aux Toyotomi continuent de lui rester fidèle. Yodo-dono réussit néanmoins à s’imposer avec succès dans l’entourage de son fils et se comporte en maîtresse des lieux au château d’Osaka. Son attitude bouscule les coutumes car elle n’est qu’une concubine et pas l’épouse légitime. S’il n’était pas possible de faire état d’un véritable conflit entre les deux femmes du vivant d’Hideyoshi, Yodo-dono n’étant alors pas en capacité de porter atteinte à la position de Kôdai-in, elles vont désormais se retrouver dans des camps opposés pendant la bataille de Sekigahara, qui a lieu en 1600.

Celle-ci oppose Tokugawa Ieyasu à Ishida Mitsunari, un fidèle des Toyotomi et se solde par la victoire des Tokugawa. Ieyasu est nommé shôgun en 1603 et devient ainsi le maître du pays, il fait d’ailleurs de Toyotomi Hideyori l’un de ses daimyô, s’assurant ainsi de son obéissance. Cependant, il est important de préciser que Kôdai-in a elle aussi joué un rôle dans cette victoire. En effet, elle a choisi de soutenir les Tokugawa. Etait-ce pour s’opposer à Yodo-dono ? Considérait-elle la victoire d’Ieyasu comme la plus probable ? Comme l’option la plus avantageuse pour elle ?

Autre représentation de Kôdai-in en nonne (source : *)

Toujours est-il qu’elle s’est appliquée à lui trouver un certain nombre de soutiens, notamment en la personne des fils de son frère, Kinoshita Iesada. Ainsi, son neveu et fils adoptif Hideaki est venu la trouver avant la bataille afin de lui demander quel parti il devait prendre. La dame lui conseille de rejoindre le camp des Tokugawa et il suit sa recommandation. Son ralliement fait d’ailleurs basculer le cours de la bataille en faveur d’Ieyasu. Elle fait de même avec son neveu Toshifusa qu’elle persuade de changer de camp. D’autres daimyô importants l’auraient contactée avant les hostilités, cependant il est difficile d’en apporter des preuves concrètes. 

Tokugawa Ieyasu se montre d’ailleurs très reconnaissant envers elle. Premièrement, il lui donne son nouveau nom : Kôdai-in en 1603. Ensuite, lorsqu’elle décide de faire construire son propre temple, le Kôdai-ji, le nouveau shôgun lui apporte son aide. Il l’invite également à  voir des pièces de nô en sa compagnie, se rend avec elle à des fêtes religieuses et l’amène voir les cerisiers en fleur. Plus encore, Kôdai-in conserve ainsi ses terres et en tire les revenus conséquents qui vont avec.

Cependant, Ieyasu se satisfait pas de sa victoire à Sekigahara et souhaite anéantir totalement les Toyotomi. A l’hiver 1614, il commence à assiéger le château d’Osaka. Cependant, il désire installer son quartier général sur une terre au sud du château. Or, ce territoire appartient à Kôdai-in. Il lui demande donc l’autorisation de l’utiliser et celle-ci la lui octroie.

Après une première trêve, Ieyasu reprend le siège du château en 1615 et met fin à la lignée des Toyotomi. Hideyori et Yodo-dono se suicident en effet. Kôdai-in, qui est restée en contact avec Date Masamune, lui fait part de ses sentiments quand à ce dénouement, auquel elle a contribué. Elle déclare être heureuse de ce qu’il s’est produit.


Une fin de vie paisible


Kôdai-in a ainsi réussi à survivre à cette époque tumultueuse et à s’assurer une fin de vie dans la stabilité et la prospérité. En effet, elle ne manque de rien et est aussi riche qu’un grand daimyô. A tel point que son fils adoptif Hideaki, pourtant lui aussi un seigneur, doit à un moment lui emprunter de l’argent. Elle continue également d’exercer ses talents de femme d’affaires en vendant de la soie à des marchands de Kyoto.

Ieyasu décède en 1616. Kôdai-in vit elle jusqu’en 1624, suffisamment longtemps pour voir l’avènement du troisième shôgun de la dynastie Tokugawa : Iemitsu. Le temple qu’elle a fait construire le Kôdai-ji, reste aujourd’hui un site touristique apprécié pour la couleur de ses érables en automne.

Vue du Kôdai-ji de nuit (source : *)

Kôda-in a exercé une action constante tout au long de la période. Elle a influé, à des degrés divers, sur les trois unificateurs du Japon. Son aide a été cruciale pour qu’Ieyasu puisse instaurer sa dynastie. Elle était également en contact avec les grands personnages de son époque, daimyô comme l’empereur, et certains d’entre eux se trouvaient redevables envers elle. Les historiographes de l’époque d’Edo se sont focalisés sur les hommes et les grandes stratégies des daimyô. Pourtant, il ne faut pas occulter la présence de femmes puissantes telles que Kôdai-in. Kitagawa Tomoko écrit d’ailleurs à son sujet : « Les samouraïs ne faisaient-ils que combattre ? Il leur fallait gérer les finances, la justice et s’occuper de leurs châteaux quand ils ne guerroyaient pas. C’est exactement ce qu’elle faisait. » (traduction personnelle). Bien qu’elle n’ait jamais combattu, Kôdai-in a exercé toutes les fonctions d’un samouraï de la période et sans doute mérite-t-elle aussi cette appellation.

Pour le prochain article, je vous propose de choisir entre deux femmes peintres :

-Katsushika Ôi (1800 ( ?) -1866 ( ?) : fille du célèbre peintre Hôkusai que la postérité a laissée dans l’ombre de son père mais qui a pourtant réalisé un certain nombre d’œuvres remarquables.

-Uemura Shôen (1875-1949) : artiste célèbre pour la beauté et le raffinement de ses portraits de femmes. A commencé à peindre très jeune et a réussi à s’imposer dans un monde d’hommes.

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Articles liés 







Bibliographie


Livres sur l’histoire du Japon

Fukumoto Hideko, Pigeaire Catherine, Femmes et samouraï, Paris, Des Femmes, 1986.

Higuchi Chiyoko, Rhoads Sharon (trad.), Her place in the sun, women who shaped japan, Tôkyô, The East, 1973.

Iwao Seiichi et al.,Dictionnaire historique du Japonvol. 17, Tokyo, Publications de la Maison Franco Japonaise, 1985. 

Articles et travaux universitaires

Kitagawa Tomoko, Kitanomandokoro : A lady samurai behind the shadow of Toyotomi Hideyoshi, Thèse, Département d’études asiatiques, University of British Columbia, 2006.

Kitagawa Tomoko, « The conversion of Hideyoshi’s daughter Gô », Japanese journal of religious studies, vol. 34, n°1, 2007, pp. 9-25.

Wakita Haruko, Bouchy Anne, « L'histoire des femmes au Japon. La « maison », l'épouse et la maternité dans la société médiévale », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54eannée, n°1, 1999, pp. 29-53.


Sitographie

« Kodai-ji, le temple aux érables et bambous à Kyoto », Kanpai, repéré à :https://www.kanpai.fr/kyoto/kodai-ji, dernière consultation le 25 octobre 2018.