mercredi 27 décembre 2017

Ogino Ginko, le combat d'une doctoresse

Les résultats du sondage ayant conduit à une égalité, j’ai dû procéder à un tirage au sort. Je remercie tous ceux qui ont voté. La gagnante est donc Ogino Ginko (1851-1913), première femme autorisée par l’administration de l’ère Meiji à exercer la médecine occidentale au Japon. Mue par l’altruisme, cette pionnière a fait tout au long de sa vie face à de nombreux obstacles et s’est engagée en faveur de la défense des droits des femmes.

Portrait d'Ogino Gino



 Japon moderne et femmes sous tutelle


La restauration de Meiji signe la fin de l’ère Edo. En effet, elle marque l’effondrement du régime shôgunal des Tokugawa et l’entrée sur le devant de la scène de l’empereur susnommé. L’arrivée des Américains au Japon en 1853 puis 1854, lesquels forcent ce pays jusque-là presque entièrement fermé à s’ouvrir à l’extérieur, ébranle le gouvernement des Tokugawa. Face à la faiblesse de celui-ci, certains domaines guerriers vont soutenir le retour au pouvoir de l’empereur Meiji. Suite à un coup d’état à Kyôto en janvier 1868 celui-ci marche sur Edo et l’occupe en mars, laquelle devient ainsi sa nouvelle capitale, Tôkyô.

La société de l’ère Meiji subit des transformations radicales. Premièrement le Japon s’ouvre vers l’extérieur mais c’est aussi la fin de l’âge des samouraïs dont des lois vont restreindre peu à peu les droits et les privilèges. Quant à la pratique de la médecine, une réforme de 1874 proclame que la seule médecine valable est la médecine occidentale, par rapport à la médecine chinoise d’autrefois et instaure l’obligation pour tous les docteurs actifs de se voir délivrer une habilitation officielle.

Les droits des femmes étaient déjà particulièrement limités à l’ère Edo, cependant la situation ne va pas s’arranger. Le Japon se dote peu à peu d’un arsenal législatif inspiré du droit européen. A la fin du XIXe  siècle est adopté un nouveau code civil qui entérine notamment une dégradation de la condition féminine, les femmes demeurant légalement sous la tutelle de leurs pères et époux. Pierre-François Souyri résume ainsi la situation : « «Ce code de la famille « moderne » traduit bel et bien une dégradation de la condition juridique des femmes ». De même, celles-ci sont exclues du suffrage et de la participation à la vie politique, notamment dans le cadre parlement nouvellement crée.

Cependant, l’ère Meiji voit s’élever des opposantes et des voix féminines. Autrices féministes, activistes, figures sociales, et autres militantes, femmes indépendantes exerçant leur profession…Parmi elles : Ogino Ginko, qui s’inscrit dans la longue lignée de femmes médecins qu’a connu le Japon.


Naissance d’une vocation


Ogino Ginko est la  cinquième fille d’un chef de village dans la préfecture de Saitama. De son enfance traditionnelle, rien ne la prédestine au futur qui va être le sien. Ginko se marrie pour la première fois à seize ans avec le jeune chef d’un village voisin. Or, dix-neuf ans elle se trouve malade, ayant contracté une maladie vénérienne, probablement la gonorrhée, transmise par son époux et doit rentrer chez elle. A cause de cela, Ginko devient stérile et son mariage se solde ainsi par un divorce. En 1870, la jeune femme doit passer une longue période à l’hôpital afin d’y être correctement soignée.

Elle écrit plus tard que son hospitalisation fut pour elle extrêmement traumatisante. A partir de 1873, elle se sent suffisamment forte pour parcourir par elle-même les couloirs de l’établissement et commence à réconforter les autres patientes. Comme elle, les femmes présentes déplorent le fait de devoir se soumettre à des examens effectués par des hommes. Ginko réalise alors que beaucoup de femmes préfèrent cacher leurs maladies et se laisser dépérir plutôt que de consentir à être inspectées par un docteur. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle affirme dans ses écrits postérieurs la nécessité de voir plus de doctoresses s’occuper directement des corps des femmes. Selon elle, seule une femme peut-être véritablement capable de s’occuper de ces questions là, surtout en matière de gynécologie afin de respecter la pudeur de ses patientes.

En outre, elle poursuit le récit de son expérience en évoquant son amertume face au comportement de son époux qui divorce d’elle suite à la découverte de sa stérilité. C’est de là que nait sa vocation de venir en aide à toutes ces femmes, elle se résout ainsi à ne pas abandonner, malgré son manque de moyens.


Etudiante en médecine


Ginko commence à étudier en 1875 dans une école pour femmes à Ochanomizu, à Tôkyô. Etudiante brillante, elle en sort en 1879 avec les honneurs. Cependant, cette formation de base n’est pas suffisante pour atteindre son objectif. Il lui faut ainsi s’attaquer à un bastion exclusivement masculin : Kojuin, une école de médecine privée. Seule femme dans l’établissement, Ginko a eu des difficultés à y être admise et les surmonte avec l’aide d’un éminent docteur : Ishiguro Tadanori (1845-1941). Cependant, une fois définitivement inscrite, elle se voit mise en but aux fréquentes démonstrations d’hostilité de ses camarades.

Cependant, Ginko persévère et finit par être diplômée de cette fameuse école en 1882. Reste néanmoins un problème de taille : elle doit désormais être autorisée par l’administration Meiji à exercer la médecine. Or, il lui faut pour cela passer un examen, chose qu’elle se voit refuser en tant que femme.

S’en suit ensuite une longue période de pressions et de demandes sans fléchir. Là aussi, elle bénéficie du soutien d’Ishiguro ainsi que d’un influent homme d’affaires. C’est finalement en 1884 que Ginko est autorisée à passer la première moitié de l’examen afin d’obtenir son accréditation. C’est une réussite et après avoir affronté avec succès une autre épreuve en 1885, Ginko devient la première femme officiellement autorisée à pratiquer la médecine occidentale au Japon. Elle a alors trente-cinq ans.

Ogino Ginko



Doctoresse engagée


Ginko peut désormais exercer la médecine de façon professionnelle. Elle reste dans le domaine qui lui tient à cœur : celui de la gynécologie et de l’obstétrique, prouvant que les années de lutte n’ont pas émoussé sa vocation et ouvre sa clinique à Yushima, à Tôkyô. Elle enseigne également dans une école pour femmes à partir de 1889.

Qui plus est, sa victoire génère un véritable phénomène d’émulation et de jeunes doctoresses vont se lancer dans ses pas. En outre, Ginko s’engage dans un certain nombre de causes sociales, particulièrement en faveur des droits des femmes. Convertie au christianisme, elle rejoint des cercles féminins chrétiens et lutte notamment en faveur de l’abolition de la prostitution. Les droits politiques des femmes lui tiennent également particulièrement à cœur. En octobre 1890, elle s’associe par exemple avec un groupe de femmes éduquées, membres de la classe moyennes naissante et ayant des liens avec des élites masculines, pour adresser une pétition à partis politiques afin de contester l’interdiction faîte aux femmes d’être présentes lors des assemblées parlementaires. Cette pétition est notamment publiée dans plusieurs journaux.

Si Ginko est si proche des milieux chrétiens, c’est aussi par ce qu’elle a rencontré son deuxième époux : Shikata Shizen, lui aussi chrétien, un homme qu’elle a cette fois choisi et avec lequel elle se marie en 1890 contre l’avis de ses proches.


Des femmes médecins pour l’avenir


Ginko écrit aussi des articles afin d’exprimer sa pensée et de défendre le droits de femmes à pratiquer la médecine. Elle écrit ainsi en 1893 un article intitulé « Le passé et le futur des doctoresses au Japon », publié dans le journal chrétien Jogaku Zasshi. Son texte est en accord avec la ligne éditoriale de ce dernier dont le but est en effet d’inciter les hommes à revoir leurs préjugés sur les femmes et également de promouvoir l’accès à l’éducation pour ces dernières. Le premier numéro propose par exemple une illustration de l’impératrice Jingû (aurait régné de 201 à 269 dans la chronologie traditionnelle) se préparant à envahir la Corée, liant les préoccupations actuelles avec des exemples illustres du passé. Ginko fait en réalité partie de la rédaction de la revue depuis 1890 où elle rédige notamment quelques publications sur la santé et l’hygiène.

L’article de Ginko se place dans cette lignée. En effet, elle y légitime sa position en soulignant être parfaitement consciente du fait de ne pas être la première doctoresse au Japon, considérant la nécessité d’apprendre du passé. Dressant une histoire des doctoresses nippones, elle part de la cour impériale de Nara (entre 710 et 794)  où des femmes médecins, joi, exerçaient déjà leur profession. Celles-ci étaient des servantes de la maison impériale, âgées entre 15 et 25 ans, qui apprenaient pendant sept ans la maïeutique, l’acuponcture ainsi que la moxibustion (une technique impliquant de stimuler des points d’acuponcture par la chaleur) et comment panser les blessures. Tout ces savoirs leurs étaient généralement transmis de manière pratique et orale. Ces doctoresses de cour disparaissent néanmoins des registres après l’ère Muromachi (qui s’achève en 1573).

Ginko se sert de ces exemples pour souligner que bien des femmes avant elle ont pratiqué la médecine, même si cela c’est souvent fait de manière occultée, elle déclare ainsi que bien des docteurs ont bénéficié de l’aide de leurs femmes ou filles. Elle prône ainsi la nécessité de permettre à plus de femmes de devenir doctoresses et de pouvoir accéder à l’éducation adéquate, en effet, elles seront selon elle mieux à même de s’occuper de leurs patientes et celles-ci se sentiront sans doute plus à l’aise en étant examinées par des femmes. Se basant sur sa propre histoire, elle revendique notamment la création d’universités privées pour les femmes afin que celles-ci puissent se préparer correctement aux examens qui leur permettront d’exercer la médecine. Il faut attendre 1900 pour que s’ouvre enfin une école de médecine dédiée aux femmes.

Sa pensée se base néanmoins sur une division essencialiste des rôles entre hommes et femmes. Aux hommes la guerre à l’extérieur, aux femmes le fait de renforcer la nation à l’intérieur des frontières, notamment en devenant médecins du fait de l’urgence et de la nécessité de voir plus d’entre elles se lancer dans cette profession.


Voyage vers le Nord


Pourtant, alors qu’elle est au sommet de sa carrière Ginko accepte, deux ans après la publication de son article, de suivre son mari tout au Nord du Japon, à Hokkaïdo, où celui-ci souhaite bâtir une communauté chrétienne utopique. Même si sa renommée s’en retrouve éclipsée, elle continue néanmoins de pratiquer et de dispenser des soins, fidèle à sa vocation. Cependant, l’existence qu’elle y mène est difficile.

Pendant cette période, Ginko ouvre une clinique spécialisée en gynécologie et en pédiatrie et donne également aux femmes des conseils d’hygiène et sur la manière de soigner les blessures. Après la mort de son époux Ginko retourne à Tokyo en 1908 où elle continue d’exercer son métier de médecin en dirigeant un hôpital jusqu’à sa mort en 1913.

La tombe d'Ogino Ginko (*)


Ainsi, il faut retenir d’elle sa ténacité et sa détermination forgées dans l’épreuve, l’ayant poussée à relever un grand défi et surtout à ouvrir la voie à d’autres femmes médecins comme elle. En outre, Ogina Ginko n’a pas oublié d’où elle venait ni ce qu’elle avait traversé et est ainsi resté une grande défenseuse de la cause féminine.

Le prochain article portera, pour remercier tous ceux qui avaient voté pour elle, sur Tabei Junko : la première femme à gravir l’Everest.



Sources

« Ogino Ginko », Mujeres que hacen la historia, 22 janvier 2010, (https://mujeresquehacenlahistoria.blogspot.fr/2010/01/siglo-xix-ginko-ogino.html), consulté en décembre 2017.

« Ogino Ginko, modern Japanese figures », National Diet library,  2013, (http://www.ndl.go.jp/portrait/e/datas/43.html?cat=170), consulté en décembre 2017.


Bibliographie


ANDERSON Marnie, A place in public : women’s rights in Meiji Japan, Harvard, Harvard University press, 2011.

HENSHALL Kenneth, Historical dictionnary of Japan to 1945, Lanham, Scarecrow press, 2013.

NAKAMURA Ellen, “Ogino Ginko's Vision: ‘The Past and Future of Women Doctors in Japan’ (1893)” U.S.-Japan Women's Journal, no. 34, 2008, p. 3–18.


SOUYRI Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.


WINDSOR Laura, Women in medecine : an encyclopedia, Santa Barbara, ABC-Clio, 2002.

samedi 2 décembre 2017

Izumi Shikibu, illustre poétesse et dame de cour

Dans une cour regorgeant de femmes de lettres, Izumi Shikibu (née à la fin du Xe siècle) s’impose par sa sensibilité poétique peu commune. Son art la propulse au firmament des poètes. Pourtant, Izumi Shikibu possède une aura quelque peu scandaleuse à l’origine de nombreuses légendes la concernant. Etait-elle une femme trop libre dans un milieu pourtant déjà peu regardant à ce sujet ? Je vous propose d’aborder ce mois de décembre en poésie et d’apprécier avec moi l’œuvre d’Izumi Shikibu.


Izumi Shikibu, (1765), Komatsuken (1710-1792)



Des origines mystérieuses


Izumi Shikibu est une contemporaine de Sei Shônagon et comme elle une femme issue de l’aristocratie. Toutes deux ont ainsi évolué dans le même univers : celui de la cour impériale, où la capacité d’un individu à écrire des poèmes influence sa réussite sociale, notamment par ce qu’il s’agit d’un moyen de communication très prisé. Hommes et femmes se livrent par exemple à des échanges poétiques amoureux. En outre, comme je l’avais déjà souligné dans mon précédent article sur cette période, les femmes s’emparent de la langue japonaise comme moyen d’expression, puisque le chinois est la langue masculine de l’administration, et, à défaut d’exercer une influence politique véritable, marquent le monde qui les entoure par leur production littéraire.

Qui veut étudier la biographie d’Izumi Shikibu se retrouve face au même écueil qu’avec ses contemporaines, Sei Shônagon mais aussi Murasaki Shikibu, l’autrice du Dit du Genji : à savoir le manque d’informations et la difficulté à trier les légendes des faits. L’on ignore notamment sa date de naissance (les suppositions vont de 972 à 981). Elle est née dans une famille de la moyenne noblesse, ses deux parents ayant une lointaine ascendance impériale. A l’instar de ses consœurs, Izumi Shikibu n’est pas son véritable nom. Il s’agit d’un sobriquet, « yobina », que l’on attribuait aux dames de cour. Il peut en être déduit de manière presque certaine que la première partie fait allusion au fait que son premier époux, Tachibana no Michisada, ait été gouverneur de la province d’Izumi, tandis que son père avait autrefois occupé le poste de Directeur adjoint au Département des Rites soit « shikibu-shô ».

Ma mère me réprimandait jadis
J’ai beau passer mon temps
en rêveries
Personne n’est là
pour me le reprocher


Mariage et séparation


Sa mère étant une dame d’honneur au service de l’impératrice douairière, une légende prétend que la jeune Izumi  Shikibu aurait grandi au palais et ainsi rencontré deux de ses futurs amants encore enfants. Cependant, cette histoire n’a guère de fondement. C’est donc en 999 qu’Izumi Shikibu épouse Tachibana no Michisada, une union probablement arrangée par son père, qui l’emmène avec lui alors qu’il part prendre son poste en province. Izumi Shikibu donne très peu de temps après naissance à une fille, qui reçoit par la suite le surnom de Koshikibu.

Izumi Shikibu est déjà connue pour ses talents de poétesse et compose à ce moment l’une de ses plus célèbres pièces :

Venue par un chemin ténébreux
Je m’enfonce dans de plus ténébreux encore
Lune qui resplendit
A la pointe des monts
Daigne m’éclairer de loin

Celle-ci est adressée à l’abbé Shôkû, apparenté à son époux. La lune symbolise le désir de la poétesse d’atteindre l’illumination. Peut-être demande-t-elle au religieux de l’éclairer face à ses doutes.


Izumi Shikibu, Kikuchi Yôsai (1788-1878)

Comme le souligne René Sieffert, il ne faut pas donner au mariage de ce Japon ancien la même signification que celle qu’il a dans nos sociétés occidentales. En effet, les unions sont considérées comme relevant entièrement de la sphère privée et uniquement de la volonté des concernés et de celle de leur famille en fonction des intérêts en jeu. Elles sont ainsi très aisées à rompre, d’autant qu’il était admis qu’un homme puisse avoir plusieurs liaisons et épouses secondaires. Si Izumi Shikibu semble avoir développé une certaine affection envers son mari, c’est également elle qui apparaît avoir pris l’initiative de leur rupture. En effet, Izumi Shikibu entame une liaison avec le prince impérial Tametaka après que son mari ne l’ait délaissée. Néanmoins, ses relations avec son ancien époux semblent rester cordiales même après cette séparation puisqu’Izumi Shikibu continue notamment de correspondre et d’échanger des poèmes avec lui.


Izumi Shikibu et les deux princes


Les liaisons d’Izumi Shikibu avec deux princes impériaux vont défrayer la chronique dans cette cour où chacun s’épie  et contribuent à donner à la dame une réputation de libertine. Très peu de choses sont connues sur son histoire avec le prince Tametaka, un homme surtout connu pour sa beauté et sa réputation de séducteur. Cette liaison fait scandale à cause de la disparité de rang entre les deux amants. Tametaka meurt en 1001 suite à une maladie, qu’il aurait contractée en traversant la capitale pour se rendre chez Izumi Shikibu, ce qui pose l’une des premières pierres de la légende de  
« femme fatale » de celle-ci.

C’est à l’été 1003 qu’Izumi Shikibu se lie avec Atsumichi, le cadet de Tametaka. Lui aussi connu pour ses aventures amoureuses, il est en réalité passé à la postérité du fait de sa relation avec Izumi Shikibu. Atsumichi vient tout d’abord apporter un message de condoléances à l’amante de son frère et peu à peu leur relation évolue en un lien plus profond. Cet épisode est d’ailleurs raconté dans le Journal écrit par Izumi Shikibu. Ce texte détaille les échanges poétiques entre les deux amants, huit mois de dissimulation,  pour qu’enfin le prince ne se décide le 15 janvier 1004 à faire venir Izumi Shikibu chez lui pour la « prendre à son service ». Décision qui n’est pas sans conséquences puisque l’épouse du prince en est outrée et décide de quitter sa maison. Le problème est que de telles démonstrations de jalousie ne sont pas de bon ton chez une femme de sa condition et elle est donc obligée de se réfugier chez sa grand-mère maternelle. En outre, le fait qu’Izumi Shikibu passe ainsi d’un frère à l’autre choque encore ses contemporains. Suite à cet épisode, les parents d’Izumi Shikibu se détournent d’elle et refusent de la voir.

Autre source de scandale : la façon dont les amants s’affichent ostensiblement. Si la court apprécie déjà les poèmes d’Izumi Shikibu, la réputation de cette dernière n’en devient que plus sulfureuse. En effet, Izumi Shikibu n’est pas le genre de personne à vouloir passer inaperçue. Voici un extrait du Grand miroir (Ôkagami) un ouvrage du début du XIIe siècle : 

« La façon dont le prince Gouverneur Général s’en alla voir le cortège de la prêtresse de Kamo au retour de la fête, en compagnie de la dame Izumi-shikibu, était fort curieuse. Le store qui fermait le devant du char était, en effet, fendu par le milieu, la moitié de son côté étant relevée et l’autre moitié, devant la dame Shikibu, par contre abaissée, mais laissant déborder ses robes, cependant sur sa jupe carmin était fixé, largement étalé, un papier rouge marqué du signe « interdit » ; et comme elle était si longue et trainait presque à terre, tous les yeux paraît-il étaient tournés de ce côté plutôt que vers le cortège. »  (trad. : Sieffert)


Izumi Shikibu, (1886), Yôshû Chikanobu (1838-1912)


De la même manière, elle s’affiche comme la maîtresse officielle du prince et l’accompagne par exemple chez le lettré Fujiwara no Kintô pour observer les cerisiers en fleurs. La liaison s’achève néanmoins à la mort du prince en 1007. Izumi Shikibu lui dédiera des poèmes où elle exprime son chagrin sur un mode particulièrement lyrique, une chose rare dans une poésie de cour qui utilise souvent des lieu communs. La poétesse évoque par exemple le fait que l’idée d’entrer en religion l’ait traversée, à la manière d’une veuve ayant perdu son époux. Comme il était très rare d’exprimer une telle passion de cette manière, certains de ses détracteurs lui reprocheront de se montrer excessive.

Puisque terme il y a
Quittons cet habit couleur de glycine
Désormais je le porterai
Après l’avoir teint
Aux couleurs des larmes de sang

Triste,
Je regarde devant moi
Et compare celui qui est parti
En fumée
Aux cendres de ce brasero


Au service de l’impératrice


Izumi Shikibu observe le deuil pendant une année entière. Puis, au printemps 1009, elle entre au service de l’impératrice Sôshi. Celle-ci est déjà entourée de femmes fort lettrées telles que Murasaki Shikibu ou encore Akazome Emon. Si dans ses poèmes la dame expose ses histoires d’amours d’une manière bien plus directe que ce qu’autorise vraiment la décence, elle jouit néanmoins d’une solide réputation pour ses vers. C’est pour cela que le régent de l’époque, Fujiwara no Michinaga, décide de la faire rentrer au service de sa fille, autour de laquelle il veut rassembler les femmes les plus brillantes d’esprit et habiles dans les lettres. Ainsi, cet homme est conscient du talent et de l'habileté de la dame, même s’il avait auparavant traité Izumi Shikibu de femme volage, le Recueil d’Izumi Shikibu mentionne en effet l’épisode suivant:

« Le Grand Ministre (Michinaga) ayant vu un de ses proches tenant un éventail qui m’appartenait lui demanda « de qui est-il ? » et comme on lui répondait « d’une telle » il s’amusa à écrire dessus « éventail d’une femme volage ». Moi, par la suite, j’inscrivis à côté :

Peut-être l’avons nous franchi
Peut-être ne l’avons nous pas franchi
Cette barrière d’Ôsaka
Vous qui n’en êtes point le gardien,
Ne me faîtes point de reproches »

Quant aux relations avec les éminentes femmes de lettres qui sont ses contemporaines Izumi Shikibu a par exemple échangé des poèmes avec Sei Shônagon. Ici elle taquine Sei, qui a gagné les faveurs d’un haut personnage, en lui envoyant un bulbe d’acore. L’acore était utilisée pour protéger les maisons des mauvais esprits et à la cour des compétitions étaient organisées pour savoir qui en ramasserait le plus de bulbes.

Izumi Shikibu :

Acore que voilà
Un homme l’aurait déterré
Quoi de plus naturel
Qu’il en fasse l’ornement
De son alcôve

 Réponse de Sei Shônagon :

Qu’il est chétif
Et qu’il est court
Ce bulbe d’acore
Pourtant il fut déterré par vous
L’ornement même des alcôves

Réponse d’Izumi Shikibu :

C’est ainsi donc
Que vous me jugez
Me mettant au rang
Des personnes qui auraient vu
Forces bulbes d’acores


Mais ses relations avec la romancière Murasaki Shikibu sont plus tendues. Les deux femmes doivent toutes les deux leur position à Fujiwara  no Michinaga et ont probablement le même âge. Murasaki l’évoque ainsi dans son journal :

« Celle que l’on nomme Izumi-shikibu est dotée d’un réel talent épistolaire. Il est certes vrai qu’Izumi a des côtés détestables, mais quand elle se laisse aller à écrire une lettre au fil du pinceau, ceux qui sont experts en la matière y découvrent, semble-t-il, du brillant dans l’expression la plus banale. Ses poèmes sont fort agréables. Elle n’a, paraît-il, ni les connaissances ni le métier qui font le poète authentique, mais, dans ses improvisations,  elle sait toujours introduire quelque trait plaisant qui retienne l’attention. Fût-on un poète estimable, prétendre critiquer et juger les compositions d’autrui pourrait bien être la preuve que l’on a trop rien compris à la poésie. Elle, en tout cas, me semblent appartenir à l’espèce de ceux qui paraissent s’exprimer spontanément en poèmes. Je ne pense pas toutefois que j’aie à rougir d’elle. » (trad. : Sieffert)

Il ne s’agit pas tant ici d’une pique acerbe teintée de jalousie. Murasaki reproche à Izumi Shikibu le côté trop spontané de sa poésie, ce qu’elle considère comme une faute de goût. Elle critique également le fait que si le talent épistolaire d’Izumi Shikibu est connu, c’est par ce que celle-ci ne se prive pas de laisser voir ses lettres, une conduite à laquelle Murasaki Shikibu refuse de se laisser aller. Cependant, Izumi Shikibu respecte très bien les règles de la poésie de son époque, notamment pendant les concours auxquels elle participe. Peut-être Murasaski Shikibu n’a-t-elle eu accès qu’à des fragments de ses oeuvres. D’autant qu’il existe un certain nombre de similitudes entre les faits rapportés dans le Journal d’Izumi Shikibu (possiblement écrit en 1008) et l’intrigue des derniers chapitres du Dit du Genji (écrits entre 1011 et 1014). La romancière s’est-elle inspirée de sa compagne de cour ? Toujours est-il que cela ne fait que renforcer la complexité de la relation entre les deux femmes.


La perte d'un enfant


C’est sans doute grâce à l’influence de Michinaga qu’Izumi Shikibu rencontre son dernier époux : Fujiwara no Yasumasa, âgé d’une vingtaines d’années de plus qu’elle. Celui-ci devient gouverneur de deux provinces différentes en 1013 puis 1023 et il semble qu’Izumi Shikibu l’ait accompagné dans la prise de ses fonctions. Sa fille, Koshikibu, compose en effet un poème qui sera retenu dans l’anthologie des Cents poètes et un poème pendant un concours de poésie organisé pendant un voyage où Izumi Shikibu et son mari se trouvaient dans la province de Tango, où son mari était en poste. Cette anthologie regroupe les plus grands poètes de cette époque et que c’est sur elle que se base le jeu de karuta.

Le poème de Koshikibu :

Déjà la route est si longue
jusqu'au mont Ôé et jusqu'à
Ikuno
que je n'ai pas mis le pied
à Amanohashidaté et n'ai pas
vu de lettre

Poème d’Izumi Shikibu dans les Cents poètes :

L'autre côté d'un monde qui
n'est pas
emportera le souvenir que je
veux d'un dernier rendez-vous

Izumi Shikibu aurait néanmoins continué à avoir de nombreux amants, même après son remariage. Leur nombre est difficile à établir car nombre de ses poèmes sont adressés à « un homme » ou à « quelqu’un ». Rappelons qu’un tel comportement n’aurait pas été critiqué chez un homme. Une certaine liberté de mœurs était tolérée pour les femmes mais elle était beaucoup plus restreinte.

Sa fille, Koshikibu, entre elle aussi au service de l’impératrice et a en 1018 un enfant et meurt en 1025 en mettant au monde un fils, cette fois d’un autre père. Des textes plus tardifs ont cherché à lui imaginer d’autres amants, tentant de donner à la fille le même caractère qu’à mère. Izumi Shikibu est très affectée par le décès de sa fille et ses poèmes reflètent d’ailleurs son état d’esprit :

(En évoquant ses petits-enfants)

Partie en nous laissant
De qui avais-tu donc pitié ?
Certes, tu pensais bien plus à tes enfants,
Oui, bien plus à tes enfants

(La nuit du dernier jour de l’an)

J’entends dire que cette nuit
Reviennent les disparus
Mais tu n’es pas là
La demeure que j’habite
Est un lieu où les âmes ont du mal à vivre

Koshikibu telle que représentée dans les Cent poètes 


Après cela, Izumi Shikibu n’obtient que des mentions éparses dans les textes, souvent pour indiquer sa participation à des concours de poésie jusqu’en 1033. Le dernier poème daté de son recueil est adressé à son époux Yasumasa et aurait été écrit en 1027. Néanmoins, Izumi Shikibu se sépare de lui avant la mort de ce dernier en 1036. Le temple de Seishin-in à Kyôto possède une statue d’elle en habit de religieuse et accueille dans son enceinte une tombe supposée être la sienne. Un autre temple, le Seiganji, prétend aussi être le lieu où elle aurait vécu ses dernières années. Après tout, son poème « Venue par un chemin ténébreux…» ne laissait-il pas entrevoir une personnalité complexe tiraillée entre l’attrait de la Voie bouddhique et les passions de ce monde ? Aucune de ces hypothèses n’est malheureusement vérifiable. Plusieurs dates sont proposées pour sa mort, la plus tardive étant celle de 1061.

(Comme des personnes composaient des poèmes sur leur désir d’aller au paradis) :

Mes vœux seraient
Puissé-je
Sortir de ce monde
De ténèbres, tout obscur,
Pour m’incarner en une claire fleur de lotus

L'une des tombes attribuées à Izumi Shikibu (source : *)



Récupérations et dégradation de l’image de la poétesse


Contrairement à sa rivale Murasaki, Izumi Shikibu passe à la postérité pour ses aventures amoureuses et sa manière de se défier des convenances. L’anecdote qui prétend qu’elle aurait fini ses jours en religieuse est possiblement une création à des fins édificatrices montrant une femme trop longtemps soumise à des passions tumultueuses se remettre sur le droit chemin. Après sa mort, les suppositions sont allées bon train quant au nombre exact de ses amants. Ainsi, la liste ne cesse d’augmenter, souvent sans preuves, et beaucoup s’en donnent à cœur joie allant même jusqu’à lui inventer des enfants totalement fictifs.

Un récit va même jusqu’à désigner Izumi Shikibu comme étant une « fille de joie », qui a un enfant avec un homme du palais. Fils qui est abandonné, puis retrouve sa mère une fois à l’âge adulte sans savoir qu’elle est sa génitrice. Les deux commettent l’irréparable, Izumi Shikibu découvre ensuite qu’il s’agit de son fils et entre en religion. Il s’agit évidemment d’une fiction sans aucun fondement.

Au XXe siècle, Izumi Shikibu trouve néanmoins une nouvelle alliée en la personne de la poétesse Yosano Akiko (1878-1942) qui va s’atteler à réhabiliter l’image de cette femme calomniée par des siècles de commentateurs. Cette féministe promouvait en effet les œuvres écrites par des femmes, notamment de l’ère Heian, afin de démontrer qu’autrefois ces dames de cour écrivaient ce qu’il se faisait de mieux en matière littéraire. Elle défend alors Izumi Shikibu qui représente selon elle une femme libre et indépendante sentimentalement. L’un de ses recueils de poésie est intitulé Midaré-gami soit « cheveux en désordre » en référence à l’un des poèmes d’Izumi Shikibu :

J’étais là pâmée
Ignorant le désordre de mes cheveux noirs
Combien m’est cher celui qui d’abord les releva

Izumi Shikibu, (1735), Nishikawa Sukenobu (1671-1750)


L’œuvre d’Izumi Shikibu


Celle dont le traducteur émérite René Sieffert écrit qu’elle fut « certainement le plus grand poète de son temps » a laissé une sorte de journal intime, le Izumi Shikibu nikki, conformément à la mode en vigueur chez les dames de cour de l’époque. Sieffert écrit à ce sujet que sa qualité d’écriture n’a rien à envier à celle du grand roman de l’époque, Le dit du Genji. Sa particularité est de raconter un épisode de la vie de son autrice, à savoir la naissance de son histoire avec le prince Astumichi, mais à la troisième personne, lui donnant une tonalité très romanesque. En effet, elle désigne les personnages sous les noms de « la femme » et « le prince ». René Sieffert évoque la possibilité que ce journal ait été écrit d’un trait à l’été 1008, soit peu de temps après le décès du prince.

Couverture d'un manga (1999) adapté du 
Journal d'Izumi Shikibu par Igarashi Yumiko


Certains chercheurs ont néanmoins formulé l’hypothèse que cette œuvre ait pu être celle d’un tiers, notamment par son style d’écriture très travaillé l’apparentant plus au genre romanesque des monogatari. Néanmoins, les spécialistes les plus éminents concordent aujourd’hui sur le fait que cet ouvrage soit bien authentique et le fait de notre poétesse. En voici un extrait :

« Du feuillage des arbres naguère coloré, rien ne subsistait, le ciel était clair et dégagé ; regardant le soleil qui se couchait, le cœur serré, selon usage, elle lui écrivit :

J’ai beau mon seigneur
me dire que vous êtes là
pour me consoler
lorsque vient le crépuscule
je me sens mélancolique.

(Prince)
Tout un chacun certes
Lorsque vient le crépuscule
Le ressent ainsi
Et plus que tout autre vous
Qui le dites la première.

Cette pensée me point le cœur. Ah ! que je voudrais accourir sur l’heure. » Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, alors que tout était blanc de givre, il lui écrivait : « En cet instant, comment vous sentez-vous ? »

Ce matin de givre
À l’aube d’une longue nuit
Passée dans l’attente
En effet plus que toute chose
Au monde est mélancolique.

Tels étaient les propos qu’ils échangeaient. Ce qu’écrivait le prince, comme de coutume, était empreint d’émotion.

(Prince)
Seul de mon côté
Penser et penser à vous
Ne nous mène à rien
Ah puissiez-vous madame
Le ressentir comme moi.


(Izumi Shikibu)
Que vous et moi soyons
Vous là-bas et moi ici
Après tout n’importe
Si votre cœur et mon cœur
Jamais ne sont séparés. » (trad. Sieffert)

Ce journal comporte 147 poèmes échangés entre les deux amants, soit le nombre le plus important de toute la prose japonaise de l’époque. Deux recueils rassemblent les poèmes d’Izumi Shikibu et leur nombre total s’élève à 1477, ce qui en fait un véritable monument de la littérature japonaise.

Quoi qu’il en soit je vous propose de la quitter sur cette citation du Mumyô sôshi, un ouvrage de critique littéraire daté de 1202 et attribué à une femme anonyme, sœur ou nièce d’un illustre poète :

« Izumi-shikibu composa des poèmes en si grand nombre qu’en vérité l’on n'ose croire qu’une femme ait pu en produire tant et tant, de si grande valeur, à moins que ce ne fut l’effet d’un mérite acquis en quelque vie antérieure. Car on a peine à imaginer que ce soit l’œuvre d’une seule vie. » (trad. : Sieffert)

Même si mon amour pour toi
Venait à se briser en mille morceaux
Il est tel que nul morceau ne serait perdu

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Sources :

(Compte-tenu des documents qui me sont accessibles au moment de la rédaction de cet article, la traduction des poèmes d’Izumi Shikibu provient du livre suivant  : )

Izumi Shikibu, YOSANO Fumi (trad.), Poèmes de cour (édition bilingue français-japonais), Paris, La différence, coll. « Orphée », 1997.

« Hyakunin isshû », Revue du tanka francophone, (http://www.revue-tanka-francophone.com/hyakunin-isshu.html), dernière consultation le 28 novembre 2017.

Extraits du Journal accédés sur La cave à poèmes, (http://www.cave-a-poemes.org/page.php?id=1138), dernière consultation le 28 novembre 2017.


Bibliographie

MULHERN Chieko I., Japanese women writers : a bio-critical sourcebook, Westport, Greenwood press, 1994.

Izumi Shikibu, SIEFFERT René (trad.), « Introduction », Izumi-shikibu : journal et poèmes, Paris, POF, 1997, p.7-35.