mercredi 26 juillet 2017

Ôtagaki Rengetsu, artiste et femme indépendante




Dans une époque restreignant la liberté des femmes, Ôtagaki Rengetsu (1791-1875) a su exister par elle-même, mue par son art et sa foi. Sa sensibilité poétique et sa résilience devant les épreuves de la vie ont assuré son passage à la postérité.


Rengetsu telle quelle est représentée au jidai matsuri 
(festival des âges) de Kyôto


Quelle paix pour les femmes ?


1603 : Tokugawa Ieyasu devient shôgun. Troisième unificateur du Japon, il en est désormais le maître et installe son gouvernement à Edo (future Tôkyô), l’empereur restant à Kyôto.  C’est le début d’une époque pacifiée qui dure jusqu’en 1868. Cependant la dynastie Tokugawa doit, pour se maintenir, s’assurer un contrôle parfait sur la société et créé pour cela une structure très rigide où chacun se voit attribuer une place bien définie. La population est divisée en classes sociales parmi lesquelles les guerriers forment une élite privilégiée néanmoins soumise au respect d’un certain nombre de codes afin de canaliser leur potentiel de violence. Les relations entre individus sont influencées par la philosophie du néoconfucianisme dont l’un des aspects fondamentaux est le respect de la hiérarchie : les femmes en pâtissent particulièrement.

Elles ont très peu de place dans l’historiographie de l’époque d' Edo, ce qui révèle un manque de considération certain de la part de leurs contemporains. Des manuels tels que Onna Daigaku (Grands enseignements pour les femmes) donnent à la fois des conseils pratiques pour être une bonne épouse mais insistent également sur le fait de s’en remettre aux hommes. Dans la classe guerrière, les femmes sont astreintes au respect de codes moraux très stricts et doivent se dévouer toutes entières à leurs époux et à leur maison. Elles sont d’ailleurs définitivement exclues de l’héritage ce qui les contraint à dépendre de leurs proches masculins. Elles continuent d’apprendre le maniement des armes, notamment de l’emblématique naginata, mais cela sert surtout à les renforcer afin de les préparer à jouer leur rôle domestique au mieux. L’une des seules opportunités pour elles de combattre effectivement est la vengeance.

Ce tableau reste à nuancer : il reste facile de divorcer et de se remarier même lorsque l’on est une femme de la classe guerrière. En outre, les relations entre les hommes et les femmes sont beaucoup plus égalitaires dans le reste de la société. Dans les campagnes par exemple, l’importance du travail féminin leur permet de s’assurer une véritable autonomie et de s’affranchir d’une certaine manière d’un rapport de subordination à un époux. L’art est également une autre parade. Les femmes continuent en effet de s’exprimer et de faire entendre leurs voix.  Elles écrivent de la poésie et jouent de la musique. Nombreuses sont également celles qui s’adonnent à la calligraphie. Les femmes voyagent aussi et écrivent pendant cette période de très nombreux journaux dans lesquels elles relatent leurs pérégrinations et transcrivent les poèmes qui leur ont été inspirés par leurs découvertes. Elles explorent notamment le pays en groupe afin de visiter par exemple de célèbres temples ou sanctuaires.

C’est donc la fin de cette époque que va vivre Ôtagaki Rengetsu, dans sa quête pour trouver sa propre voix.


Arai, (1845 ?), Utagawa Toyokuni III/Kunisada (1786-1864)
Une  femme avec son carnet de voyage


Future poétesse et artiste martiale


Née en 1791, celle qui est dans son enfance appelée Nobu (Rengetsu est son nom de nonne) serait la fille d’une geisha. Sa mère se marie peut après sa naissance et elle est donc adoptée par Ôtagaki Teruhisa, samouraï au service d’un temple de Kyôto.

Son éducation éveille ses capacités spirituelles et physiques. Très vite, elle développe ses nombreux dons. Le premier est la composition des waka (poèmes courts). Comme elle étudie la calligraphie et la littérature, elle se démarque également par sa sagesse et son intelligence. De plus, elle est élevée dans une famille guerrière et reçoit ainsi l’entraînement adéquat. C’est là aussi une réussite puisqu’elle excelle en arts martiaux. Il est ainsi possible de résumer cette personnalité cultivée et habile dans de nombreux domaines par la phrase suivante :

« Rengetsu était tout aussi capable de repousser des intrus et de maîtriser des ivrognes ennuyeux que de faire de la poésie et de procéder à la cérémonie du thé. »
(Source : bouddhismeaufeminin.org)

Pendant sa jeunesse, elle sert également au château de Kameoka où elle poursuit son apprentissage. Hélas, il lui faut bien vite retourner dans sa famille car de nombreuses épreuves l’attendent.


Une succession de tragédies personnelles


En 1807, Rengetsu rentre chez elle mais sa mère et son frère adoptif sont morts. Elle est alors mariée une première fois à l’âge de 16 ans à un jeune homme que son père avait adopté comme héritier mais cette union s’avère très vite être un véritable désastre. Son époux ruine sa famille au jeu et maltraite sa femme. Les trois enfants qu’elle a néanmoins de lui meurent peu après leur naissance. Rengetsu finit par se séparer de son époux en 1815.

Elle se remarie cependant en 1819 et trouve cette fois le bonheur et la stabilité. Ce qui ne dure hélas pas car elle se retrouve veuve en 1823 alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant. Elle décide alors de devenir nonne bouddhiste et de retourner vivre au temple chez son père avec ses deux enfants.  Elle prend alors le nom de Rengetsu qui signifie « Lotus lune ». C’est finalement en 1832, à l’âge de 41 ans, qu’elle se retrouve confrontée à la mort de l’homme qui l’avait adoptée et qu’elle avait aimé comme un père ainsi qu’à celle de ses deux enfants. Rengestu doit désormais trouver un moyen de donner un sens à sa vie et de surmonter ces épreuves. Et c’est en sublimant cette douleur qu’elle conquiert son indépendance.


Artiste libre et en vue


Dans son malheur, Rengetsu est désormais une femme sans attaches. De plus, le fait d’être une nonne lui octroie une certaine liberté. Elle ne peut pas demeurer au temple où elle a jusque-là vécu avec sa famille. Son nouveau lieu de résidence est le quartier d’Okazaki à Kyôto, lequel héberge de nombreux artistes. C’est tout d’abord sa poésie qui lui permet de se faire connaître : elle étudie avec certains de ses célèbres contemporains et il ne lui faut que quelques années pour que son talent soit amplement connu et reconnu.  Deux compilations de ses œuvres sont publiées vers la fin de sa vie, dont l’une est une collaboration avec son amie la poétesse Takabatake Shikibu. Cette nouvelle renommée lui attire également nombre d’admirateurs et tout un cercle commence à se former autour d’elle.

Plusieurs personnalités distinguées comptent parmi ses proches et Rengetsu s’intéresse également aux problèmes de son temps, notamment dans les domaines politiques et économiques. Ce sont en réalité ses relations, très impliquées dans ces affaires mondaines, qui la gardent informée des changements et des transformations. En effet, malgré tous ceux qui recherchent sa compagnie, Rengetsu désire avant tout une vie solitaire et préservée de l’agitation, même si elle apprécie néanmoins de côtoyer certains de ses confrères artistes. C’est pour cela qu’elle n’hésite pas à déménager, souvent plusieurs fois par an, afin de pouvoir se tenir loin des visiteurs non désirés et pouvoir goûter un peu de calme.

Il faut dire que la diversité des talents de Rengetsu force l’admiration. Elle ne se contente pas simplement d’écrire des poèmes mais développe également les compétences acquises pendant sa jeunesse. Ainsi, elle s’illustre également par son style distinct de calligraphie, lequel est caractérisé par la finesse virtuose de ses traits. Ce n’est pas tout. En effet, Rengetsu est aussi peintre et n’hésite pas à illustrer ses vers. Elle choisit le plus souvent de dépeindre des paysages, des oiseaux et des fleurs. Son travail est ainsi célébré dans des ouvrages recensant les plus grands poètes, calligraphes et peintres et de la capitale.








Quelques oeuvres de Rengetsu




Un esprit créatif et innovant


Alors qu’elle approche de la cinquantaine, Rengetsu marque le paysage artistique de son pays en se lançant dans une activité manuelle et artisanale : la poterie. Elle se tourne vers des professionnels de sa ville pour obtenir les matériaux dont elle a besoin. Là-aussi, elle apporte une touche unique à son travail car elle décore ses productions de ses propres poèmes. Ses créations rencontrent très vite un grand succès : Rengetsu est après tout déjà connue pour son talent pour les lettres. Sa féminité y contribue également car elle constitue une nouveauté dans un monde jusque-là très masculin.

La demande est telle qu’elle doit recruter des assistants afin de pouvoir tenir le rythme. Plus encore, des copies commencent à être fabriquées par ceux qui y voient une opportunité de faire du profit. La renommée des poteries de Rengetsu est telle que d’autres continuent à être produites dans le même style bien après sa mort.



Exemples de poteries réalisées par Rengetsu



Rengetsu est ainsi curieuse et s’intéresse à un grand nombre de domaines. Elle avait par exemple envisagé d’enseigner le jeu de go avant de se rétracter, craignant que des élèves masculins ne se montrent rétifs à l’idée d’apprendre d’elle. Cependant, elle a aussi su contourner les limitations de son époque et se faire une place en son propre nom. Malgré son désir de solitude, elle fait également preuve de beaucoup de compassion pour ses semblables en collectant par exemple de l’argent au profit des victimes de désastres.

C’est finalement en 1865 qu’elle s’installe près du temple Jinkô-in au nord de Kyôto afin d’y passer sa vieillesse. Elle meurt en 1875 à l’âge de 84 ans. Rengetsu maîtrisait les arts martiaux, elle était peintre, poétesse et calligraphe et a rencontré les grands de son monde, hommes d’État comme artistes. Malgré les deuils et les épreuves, elle a su se reconstruire et créer, laissant derrière elle une production incroyablement riche et diversifiée qui la classe notamment parmi les plus grands poètes japonais du XIXe siècle.


La vénérable nonne Rengetsu dans son hermitage au village de Shogo
Tomioka Tessai (1837-1924)




Pour le prochain article, qui paraîtra en septembre, nous restons à l’ère Edo mais nous remonterons dans le temps pour rencontrer la fondatrice d’une nouvelle forme théâtrale, une audacieuse prêtresse.


Quelques poèmes de Rengetsu


Trente ans après la mort de mon époux

L’évanescence de
Ce monde flottant
Je la ressens encore et toujours :
La plus grande difficulté
Est d’être celui qui reste.

Confinement hivernal au village Shigaraki

La tempête de la nuit dernière a été violente
Comme je peux le constater ce matin
À l’épaisse couverture de neige
Me levant pour allumer les copeaux de bois
Dans le village solitaire de Shigaraki

Une journée de grêle

Est-ce que le papier
Sur ma petite fenêtre de fortune
Va supporter les assauts des grêlons ?

Retraite montagneuse en hiver 

Les petits kakis du Japon séchant au-dehors
Sous les avant-toits de mon ermitage
Sont-ils en train de geler ce soir dans la tempête hivernale ?


Sources


Ecrites

GORDON-LENNOX Jeltje, Funérailles : cérémonies sur mesure, Genève, Labor et fides, coll. « Spiritualité », 2011.


Web

The Rengetsu circle, (http://rengetsucircle.com), consulté en juillet 2017.


TREACE Bonnie Myotai, « Rengetsu, la nonne poétesse », Bouddhisme au féminin, 16 janvier 2016, (http://www.bouddhismeaufeminin.org/rengetsu-la-nonne-poetesse/), consulté en juillet 2017.


Bibliographie


AMDUR Ellis,  Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.

BEARD, Mary R., The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

SMITH Bonnie G. et al., The Oxford encyclopedia of women in world history volume 1, Oxford, Oxford university press, 2008.

SOUYRI Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.

TURNBULL Stephen, Samurai women 1184-1877, Oxford, Osprey Publishing, 2010.

Travaux universitaires

YABUTA Yutaka, Rediscovering women in Tokugawa Japan, Edwin O.Reischauer institute of Japanese studies, Université d’Harvard, 2000.



4 commentaires:

  1. Excellent !
    Son côté touche à tout solitaire me fait un peu penser à Miyamoto Musashi quelques siècles plus tôt mais avec une première partie de vie bien plus dure.
    D'ailleurs, pour l'époque, survivre à cinq accouchements puis vivre plus de 80 ans serait déjà impressionnant en soi. Mais le top reste effectivement sa calligraphie, on pourrait presque croire à un trait (artistique) de stylo bille O.o
    Merci pour cette histoire impressionnante qui n'est effectivement pas assez connue ! :)

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    1. Merci encore :) cet article était passé un peu inaperçu lors de sa publication, ce que je trouve dommage par ce que comme tu le dis l'histoire de Rengetsu mérite d'être plus connue. Je la trouve intéressante par ce qu'elle défie les stéréotypes sur les femmes de l'ère Edo. Je n'avais pas pensé à Musashi mais il y effectivement des ressemblances (écriture, arts martiaux, peinture...). A bientôt ;)

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    2. Ah juste pour préciser, je ne la comparai pas à Musashi juste pour faire un lien facile. Mais puisqu'il est apprécié pour ses talents multiples (à juste titre), c'est dommage que personne ne parle aussi de Rengetsu à côté pour inspirer les femmes comme Musashi peut le faire pour les hommes. Et puis ça aiderai à rendre le Japon (et le monde...mais tout particulièrement le Japon) un peu moins macho.

      Enfin, désolé je m'emporte et monopolise tes commentaires :p
      J'ai hâte de lire tes prochains articles, bon courage !

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    3. J'avais saisi l'idée, ne t'en fais pas. D'ailleurs je trouve le parallèle que tu fais et l'idée qui le sous-tend très intéressant. Et je ne trouve pas que tu monopolise mes commentaires ;) c'est toujours bien d'avoir des retours et des échanges !

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