Dans une époque restreignant la liberté des femmes,
Ôtagaki Rengetsu (1791-1875) a su exister par elle-même, mue par son art et sa
foi. Sa sensibilité poétique et sa résilience devant les épreuves de la vie ont
assuré son passage à la postérité.
Rengetsu telle quelle est représentée au jidai matsuri
(festival des âges) de Kyôto
Quelle paix
pour les femmes ?
1603 : Tokugawa Ieyasu devient shôgun. Troisième unificateur du Japon,
il en est désormais le maître et installe son gouvernement à Edo (future
Tôkyô), l’empereur restant à Kyôto.
C’est le début d’une époque pacifiée qui dure jusqu’en 1868. Cependant
la dynastie Tokugawa doit, pour se maintenir, s’assurer un contrôle parfait sur
la société et créé pour cela une structure très rigide où chacun se voit
attribuer une place bien définie. La population est divisée en classes sociales
parmi lesquelles les guerriers forment une élite privilégiée néanmoins soumise
au respect d’un certain nombre de codes afin de canaliser leur potentiel de
violence. Les relations entre individus sont influencées par la philosophie du
néoconfucianisme dont l’un des aspects fondamentaux est le respect de la
hiérarchie : les femmes en pâtissent particulièrement.
Elles ont très peu de place dans l’historiographie de
l’époque d' Edo, ce qui révèle un manque de considération certain de la part de leurs
contemporains. Des manuels tels que Onna
Daigaku (Grands enseignements pour
les femmes) donnent à la fois des conseils pratiques pour être une bonne
épouse mais insistent également sur le fait de s’en remettre aux hommes. Dans
la classe guerrière, les femmes sont astreintes au respect de codes moraux très
stricts et doivent se dévouer toutes entières à leurs époux et à leur maison.
Elles sont d’ailleurs définitivement exclues de l’héritage ce qui les contraint
à dépendre de leurs proches masculins. Elles continuent d’apprendre le
maniement des armes, notamment de l’emblématique naginata, mais cela sert surtout à les renforcer afin de les
préparer à jouer leur rôle domestique au mieux. L’une des seules opportunités
pour elles de combattre effectivement est la vengeance.
Ce tableau reste à nuancer : il reste facile de
divorcer et de se remarier même lorsque l’on est une femme de la classe
guerrière. En outre, les relations entre les hommes et les femmes sont beaucoup
plus égalitaires dans le reste de la société. Dans les campagnes par exemple,
l’importance du travail féminin leur permet de s’assurer une véritable
autonomie et de s’affranchir d’une certaine manière d’un rapport de
subordination à un époux. L’art est également une autre parade. Les femmes
continuent en effet de s’exprimer et de faire entendre leurs voix. Elles écrivent de la poésie et jouent de la
musique. Nombreuses sont également celles qui s’adonnent à la calligraphie. Les
femmes voyagent aussi et écrivent pendant cette période de très nombreux
journaux dans lesquels elles relatent leurs pérégrinations et transcrivent les
poèmes qui leur ont été inspirés par leurs découvertes. Elles explorent
notamment le pays en groupe afin de visiter par exemple de célèbres temples ou
sanctuaires.
C’est donc la fin de cette époque que va vivre
Ôtagaki Rengetsu, dans sa quête pour trouver sa propre voix.
Arai, (1845 ?), Utagawa Toyokuni III/Kunisada (1786-1864)
Une femme avec son carnet de voyage
Future
poétesse et artiste martiale
Née en 1791, celle qui est dans son enfance appelée
Nobu (Rengetsu est son nom de nonne) serait la fille d’une geisha. Sa mère se
marie peut après sa naissance et elle est donc adoptée par Ôtagaki Teruhisa,
samouraï au service d’un temple de Kyôto.
Son éducation éveille ses capacités spirituelles et
physiques. Très vite, elle développe ses nombreux dons. Le premier est la
composition des waka (poèmes courts).
Comme elle étudie la calligraphie et la littérature, elle se démarque également
par sa sagesse et son intelligence. De plus, elle est élevée dans une famille
guerrière et reçoit ainsi l’entraînement adéquat. C’est là aussi une réussite
puisqu’elle excelle en arts martiaux. Il est ainsi possible de résumer cette
personnalité cultivée et habile dans de nombreux domaines par la phrase
suivante :
« Rengetsu était tout aussi capable de repousser des intrus et
de maîtriser des ivrognes ennuyeux que de faire de la poésie et de procéder à
la cérémonie du thé. »
(Source :
bouddhismeaufeminin.org)
Pendant sa jeunesse, elle
sert également au château de Kameoka où elle poursuit son apprentissage. Hélas,
il lui faut bien vite retourner dans sa famille car de nombreuses épreuves
l’attendent.
Une
succession de tragédies personnelles
En 1807, Rengetsu rentre chez elle mais sa mère et
son frère adoptif sont morts. Elle est alors mariée une première fois à l’âge
de 16 ans à un jeune homme que son père avait adopté comme héritier mais cette
union s’avère très vite être un véritable désastre. Son époux ruine sa famille
au jeu et maltraite sa femme. Les trois enfants qu’elle a néanmoins de lui
meurent peu après leur naissance. Rengetsu finit par se séparer de son époux en
1815.
Elle se remarie cependant en 1819 et trouve cette
fois le bonheur et la stabilité. Ce qui ne dure hélas pas car elle se retrouve
veuve en 1823 alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant. Elle décide
alors de devenir nonne bouddhiste et de retourner vivre au temple chez son père
avec ses deux enfants. Elle prend alors
le nom de Rengetsu qui signifie « Lotus lune ». C’est finalement en
1832, à l’âge de 41 ans, qu’elle se retrouve confrontée à la mort de l’homme
qui l’avait adoptée et qu’elle avait aimé comme un père ainsi qu’à celle de ses
deux enfants. Rengestu doit désormais trouver un moyen de donner un sens à sa
vie et de surmonter ces épreuves. Et c’est en sublimant cette douleur qu’elle
conquiert son indépendance.
Artiste
libre et en vue
Dans son malheur, Rengetsu est désormais une femme
sans attaches. De plus, le fait d’être une nonne lui octroie une certaine
liberté. Elle ne peut pas demeurer au temple où elle a jusque-là vécu avec sa
famille. Son nouveau lieu de résidence est le quartier d’Okazaki à Kyôto,
lequel héberge de nombreux artistes. C’est tout d’abord sa poésie qui lui
permet de se faire connaître : elle étudie avec certains de ses célèbres
contemporains et il ne lui faut que quelques années pour que son talent soit
amplement connu et reconnu. Deux
compilations de ses œuvres sont publiées vers la fin de sa vie, dont l’une est
une collaboration avec son amie la poétesse Takabatake Shikibu. Cette nouvelle
renommée lui attire également nombre d’admirateurs et tout un cercle commence à
se former autour d’elle.
Plusieurs personnalités distinguées comptent parmi
ses proches et Rengetsu s’intéresse également aux problèmes de son temps,
notamment dans les domaines politiques et économiques. Ce sont en réalité ses relations,
très impliquées dans ces affaires mondaines, qui la gardent informée des
changements et des transformations. En effet, malgré tous ceux qui recherchent
sa compagnie, Rengetsu désire avant tout une vie solitaire et préservée de
l’agitation, même si elle apprécie néanmoins de côtoyer certains de ses
confrères artistes. C’est pour cela qu’elle n’hésite pas à déménager, souvent plusieurs
fois par an, afin de pouvoir se tenir loin des visiteurs non désirés et pouvoir
goûter un peu de calme.
Il faut dire que la diversité des talents de Rengetsu
force l’admiration. Elle ne se contente pas simplement d’écrire des poèmes mais
développe également les compétences acquises pendant sa jeunesse. Ainsi, elle
s’illustre également par son style distinct de calligraphie, lequel est
caractérisé par la finesse virtuose de ses traits. Ce n’est pas tout. En effet,
Rengetsu est aussi peintre et n’hésite pas à illustrer ses vers. Elle choisit
le plus souvent de dépeindre des paysages, des oiseaux et des fleurs. Son
travail est ainsi célébré dans des ouvrages recensant les plus grands poètes,
calligraphes et peintres et de la capitale.
Quelques oeuvres de Rengetsu
Un esprit créatif
et innovant
Alors qu’elle approche de la cinquantaine, Rengetsu
marque le paysage artistique de son pays en se lançant dans une activité
manuelle et artisanale : la poterie. Elle se tourne vers des
professionnels de sa ville pour obtenir les matériaux dont elle a besoin.
Là-aussi, elle apporte une touche unique à son travail car elle décore ses
productions de ses propres poèmes. Ses créations rencontrent très vite un grand
succès : Rengetsu est après tout déjà connue pour son talent pour les
lettres. Sa féminité y contribue également car elle constitue une nouveauté
dans un monde jusque-là très masculin.
La demande est telle qu’elle doit recruter des
assistants afin de pouvoir tenir le rythme. Plus encore, des copies commencent
à être fabriquées par ceux qui y voient une opportunité de faire du profit. La
renommée des poteries de Rengetsu est telle que d’autres continuent à être
produites dans le même style bien après sa mort.
Exemples de poteries réalisées par Rengetsu
Rengetsu est ainsi curieuse et s’intéresse à un grand
nombre de domaines. Elle avait par exemple envisagé d’enseigner le jeu de go
avant de se rétracter, craignant que des élèves masculins ne se montrent rétifs à
l’idée d’apprendre d’elle. Cependant, elle a aussi su contourner les
limitations de son époque et se faire une place en son propre nom. Malgré son
désir de solitude, elle fait également preuve de beaucoup de compassion pour
ses semblables en collectant par exemple de l’argent au profit des victimes de
désastres.
C’est finalement en 1865 qu’elle s’installe près du
temple Jinkô-in au nord de Kyôto afin d’y passer sa vieillesse. Elle meurt en
1875 à l’âge de 84 ans. Rengetsu maîtrisait les arts martiaux, elle était
peintre, poétesse et calligraphe et a rencontré les grands de son monde, hommes
d’État
comme artistes. Malgré les deuils et les épreuves, elle a su se reconstruire et
créer, laissant derrière elle une production incroyablement riche et
diversifiée qui la classe notamment parmi les plus grands poètes japonais du
XIXe siècle.
La vénérable nonne Rengetsu dans son hermitage au village de Shogo
Tomioka Tessai (1837-1924)
Pour le prochain article, qui
paraîtra en septembre, nous restons à l’ère Edo mais nous remonterons dans le
temps pour rencontrer la fondatrice d’une nouvelle forme théâtrale, une
audacieuse prêtresse.
Quelques poèmes de Rengetsu
Trente
ans après la mort de mon époux
L’évanescence de
Ce monde flottant
Je la ressens encore et toujours :
La plus grande difficulté
Est d’être celui qui reste.
Confinement
hivernal au village Shigaraki
La tempête de la nuit dernière a été violente
Comme je peux le constater ce matin
À l’épaisse couverture de neige
Me levant pour allumer les copeaux de bois
Dans le village solitaire de Shigaraki
Une
journée de grêle
Est-ce que le papier
Sur ma petite fenêtre de fortune
Va supporter les assauts des grêlons ?
Retraite
montagneuse en hiver
Les petits kakis du Japon séchant au-dehors
Sous les avant-toits de mon ermitage
Sont-ils en train de geler ce soir dans la tempête hivernale ?
Sources
Ecrites
GORDON-LENNOX Jeltje, Funérailles : cérémonies sur mesure, Genève,
Labor et fides, coll. « Spiritualité », 2011.
Web
The Rengetsu circle, (http://rengetsucircle.com), consulté en
juillet 2017.
TREACE Bonnie Myotai, « Rengetsu, la nonne
poétesse », Bouddhisme au féminin, 16
janvier 2016, (http://www.bouddhismeaufeminin.org/rengetsu-la-nonne-poetesse/), consulté en juillet 2017.
Bibliographie
AMDUR
Ellis, Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.
BEARD,
Mary R., The force of women in Japanese
history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.
SMITH Bonnie G. et al., The Oxford
encyclopedia of women in world history volume 1, Oxford, Oxford university
press, 2008.
SOUYRI
Pierre-François, Nouvelle histoire du
Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.
TURNBULL Stephen, Samurai women 1184-1877, Oxford, Osprey Publishing, 2010.
Travaux universitaires
YABUTA Yutaka, Rediscovering
women in Tokugawa Japan, Edwin
O.Reischauer institute of Japanese studies, Université d’Harvard, 2000.
Excellent !
RépondreSupprimerSon côté touche à tout solitaire me fait un peu penser à Miyamoto Musashi quelques siècles plus tôt mais avec une première partie de vie bien plus dure.
D'ailleurs, pour l'époque, survivre à cinq accouchements puis vivre plus de 80 ans serait déjà impressionnant en soi. Mais le top reste effectivement sa calligraphie, on pourrait presque croire à un trait (artistique) de stylo bille O.o
Merci pour cette histoire impressionnante qui n'est effectivement pas assez connue ! :)
Merci encore :) cet article était passé un peu inaperçu lors de sa publication, ce que je trouve dommage par ce que comme tu le dis l'histoire de Rengetsu mérite d'être plus connue. Je la trouve intéressante par ce qu'elle défie les stéréotypes sur les femmes de l'ère Edo. Je n'avais pas pensé à Musashi mais il y effectivement des ressemblances (écriture, arts martiaux, peinture...). A bientôt ;)
SupprimerAh juste pour préciser, je ne la comparai pas à Musashi juste pour faire un lien facile. Mais puisqu'il est apprécié pour ses talents multiples (à juste titre), c'est dommage que personne ne parle aussi de Rengetsu à côté pour inspirer les femmes comme Musashi peut le faire pour les hommes. Et puis ça aiderai à rendre le Japon (et le monde...mais tout particulièrement le Japon) un peu moins macho.
SupprimerEnfin, désolé je m'emporte et monopolise tes commentaires :p
J'ai hâte de lire tes prochains articles, bon courage !
J'avais saisi l'idée, ne t'en fais pas. D'ailleurs je trouve le parallèle que tu fais et l'idée qui le sous-tend très intéressant. Et je ne trouve pas que tu monopolise mes commentaires ;) c'est toujours bien d'avoir des retours et des échanges !
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