vendredi 29 septembre 2017

Suiko Tennô, souveraine diplomate

Elle est considérée comme la première impératrice régnante du Japon. Suiko Tennô (554-628) s’est montrée une habile souveraine, naviguant entre les intrigues. Décrite dans le Nihonshoki comme étant belle et progressiste, son règne a en effet été riche en réformes et réalisations.  


Représentation de l’impératrice Suiko


Souveraine céleste


L’empereur est au Japon désigné sous le nom de tennô, ce qui signifie « souverain céleste ». Or, ce terme n’est pas sexué et peut très bien s’appliquer à une femme. Huit l’ont d’ailleurs porté tout au long de l’histoire japonaise et parmi elles deux sont remontées sur le trône après une abdication, ce qui fait dix règnes féminins au total. Toutes ces souveraines auront par la suite leur propre article ou seront, à défaut, mentionnées sur ce blog.

Suiko est considérée comme la première d’entre elles et le 33eme tennô dans la chronologie traditionnelle.  Pourtant, elle n’a pas porté ce titre de son vivant. C’est l’empereur Temmu qui l’adopte en 674 et le fait rétrospectivement appliquer aux souverains des époques antérieures. A l’époque de Suiko, les rois ayant centralisé leur pouvoir dans la région du Yamato, par dessus la structure tribale préexistante, portaient le titre d’ôkimi.

Il est intéressant de souligner l’existence d’un pouvoir féminin puissant dans le Japon ancien. Il s’agit tout d’abord d’un pouvoir religieux, aux ères Yayoi (-800, 250) et Kofun (fin IIIe-VIe siècle), la chamane qui peut entrer en contact avec les dieux joue un rôle très important dans la conduite des politiques. Dans le modèle appelé hime/hiko sei, (système de complémentarité sœur ainée/frère cadet), elle régnait aux côtés d’un homme souvent issu de sa famille et constituait une autorité religieuse tandis qu’il s’occupait des affaires temporelles. Un exemple en est la reine Himiko, laquelle règne sur sa chefferie entre 235 et 247 et est mentionnée par des chroniques chinoises.

Reconstitution du possible costume de la reine Himiko (source *)

 La légendaire impératrice conquérante Jingû qui aurait occupé le pouvoir dans la chronologie traditionnelle de 201 à 269 est un autre exemple de ce respect dût à la souveraine chamane. Par ailleurs, Jingû témoigne également d’un rôle guerrier assumé par certaines de ces prêtresses qui portaient rituellement des armes et intervenaient directement dans les  campagnes militaires. Il est également intéressant de souligner que si Jingû est généralement désignée comme une impératrice consort, certains textes plus mineurs lui donnent le titre de tennô.

 Triptyque de Mizuno Toshikata (1866-1908)
 représentant l’impératrice Jingû pendant sa conquête des royaumes coréens


Cette place importante accordée aux prêtresses se retrouve également à la cour du Yamato. La plus importante est choisie parmi les nobles, elle est chargée de faire quotidiennement des offrandes de nourriture à la déesse du soleil, Amaterasu. Plus encore, c’est elle qui est sensée exprimer la volonté des divinités, une fonction qui est à l’époque perçue comme absolument vitale au maintien de l’harmonie. Une absence de grande prêtresse capable de transmettre les paroles divines serait vécue comme une catastrophe. L’une d’entre elles a par ailleurs occupé pouvoir en situation de discorde. La princesse Itoyo, fille de l’empereur Richû, est choisie pour diriger entre 484 et 485. L’empereur Seinei étant mort sans nommer de successeur, les différentes factions se livrent une lutte sans merci. Itoyo refuse le titre souveraine mais accepte de diriger jusqu’à ce que la situation rentre dans l’ordre et que l’un des enfants de son défunt frère monte sur le trône.

C’est une situation semblable qui va présider à l’avènement de Suiko.


Choisie pour ramener l’harmonie


Appelée de son vivant Princesse Kashikiya (Suiko est un nom posthume), elle épouse à dix-sept ans son demi-frère, l’ôkimi Bidatsu, et est ainsi impératrice consort pendant seize ans. Suiko ne succède pas immédiatement à son époux, en effet, elle devient reine après un conflit entre factions rivales. Son oncle maternel, Soga  no Umako, est extrêmement puissant et promeut, entre autres, la diffusion du bouddhisme. Le prédécesseur et demi-frère de Suiko, Shushun (règne de 587 à 592) s’y est opposé, arguant la suprématie de la religion indigène : le shintoïsme. Il aurait de ce fait été assassiné par l’entremise d’Umako. Suiko est choisie car elle liées aux ôkimi suivants : elle est la fille de Kimmei (r.539-571), l’épouse et la demi-sœur de Bidatsu (r. 572 à 585) et enfin la sœur de Yômei (r.585-587).  

Suiko doit sa position à ses liens avec le clan Soga. Celui-ci opère sur le même mode que les Fujiwara à l’ère Heian, c’est-à-dire qu’ils exercent une forte influence sur la famille royale en mariant leurs filles aux monarques. En effet, si Suiko devient reine ce n’est pas à cause d’un manque d’héritiers mâles mais par ce que sa mère est issue du clan Soga. Suiko refuse d’abord de monter sur le trône mais finit par accepter. Sa première décision est d’ailleurs de choisir pour capitale le port de Settsu afin de servir les intérêts commerciaux des Soga.

Un nouveau titre est crée pour elle qui est la première femme à régner en son propre nom. Elle est ainsi appelée sumeramikoto soit « celle qui préside aux divinations », appellation basée sur une lecture japonaise des caractères chinois signifiant respectivement « ciel » et « empereur ».

C’est ainsi en 593, alors qu’elle est âgée de 39 ans, que Suiko commence à diriger. Elle doit en apparence gérer une situation délicate car il lui faut composer avec l’influence du clan Soga, représenté par son oncle,  mais aussi celle son neveu, le prince Shôtoku qui est son régent et qu’elle nomme héritier en 600 après la mort de son fils. Les historiens du XXe siècle ont supposé qu’en tant que femme Suiko n’exerçait pas de pouvoir effectif, que son règne n’était qu’un intermédiaire afin de permettre aux tensions de se dénouer. En vérité, comme l’explique Pierre-François Souyri : « Aujourd’hui les spécialistes de la période sont beaucoup plus nuancés. Suiko était reine et exerçait vraisemblablement le pouvoir réel avec Soga Umako, principal responsable politique. Rien n’indique qu’à cette époque, les Soga aient pu envisager une usurpation du pouvoir. »


Reconstitution d’un costume de femme la période Asuka (593-710) (source *)

Costume d’une dame de cour à l’époque de Suiko (source *)


Une diplomate lucide et efficace


Suiko possède de ce fait un certain nombre de prérogatives très importantes. En effet si le terme de « régent » est utilisé pour désigner l’office de Shôtoku, sa fonction n’a rien à voir avec celle de ceux qui lui ont bien plus tard succédé et qui exerçaient le pouvoir à la place du souverain. Les sources mentionnant Suiko la montrent au contraire dans une position d’autorité face à ses ministres et son prince héritier.

Elle est premièrement la seule à pouvoir lever les armées et envoie par exemple des troupes attaquer le royaume coréen de Silla faisant également en sorte que celui-ci verse de nouveau un tribut au Japon. Cet élément pourrait ainsi faire d’elle l’un des modèles ayant influencé l’écriture de la légende de l’impératrice Jingû. Suiko joue ainsi un rôle très important dans les affaires extérieures puisqu’elle envoie également des émissaires à l’étranger. Sans doute son expérience en tant que veuve de l’empereur Bidatsu l’aide-t-elle ici puisque c’est pendant le règne de ce dernier que la cour du Yamato avait reçu des ambassadeurs coréens.

Les liens avec les autres puissances ne sont cependant pas envisagés que sous un aspect uniquement agressif et militariste. Les échanges culturels sont ainsi fortement encouragés et ce sont des érudits, artistes et artisans étrangers qui viennent au Japon pour partager leur savoir. Des Japonais partent également en Chine pour y étudier l’art et la littérature, ce qui permet la diffusion des écrits bouddhiques mais aussi de la pensée confucéenne. Le calendrier chinois est également introduit en 602. Fondé sur des cycles sexagésimaux, il permet désormais de dater les faits avec beaucoup plus de précision.

Suiko est également une autorité spirituelle et doit à ce titre s’occuper d’un certain nombre de fonctions rituelles, comme l’indique son titre. Elle est par exemple en charge des offrandes de nourriture que doivent recevoir les dieux. Il est intéressant de constater que si Suiko est une fervente bouddhiste, elle est consciente de l’importance de ne pas négliger son devoir de prêtresse shintoïste

Bien d’autres éléments prouvent que Suiko est loin d’être une dirigeante effacée. Au contraire,  elle prend son rôle à cœur et sait imposer sa vision des choses.


L’autorité d’une impératrice


Suiko préside aux conseils et, lorsque des désaccords surviennent parfois, se montre capable non seulement de riposter mais également de faire accepter sa volonté. En 608, un émissaire japonais s’est rendu en Chine d’où il est revenu avec une réponse de l’empereur, laquelle a été perdue sur le chemin du retour car l’ambassadeur s’est fait voler ses biens. La majorité est favorable au fait que l’émissaire soit puni pour ne pas avoir pu mener la lettre à bon port. La souveraine s’y oppose et déclare qu’il ne doit pas être inquiété. Une hypothèse suppose d’ailleurs que Suiko se soit servie de sa connaissance des relations internationales pour comprendre le nœud de l’affaire.

Même si elle est officiellement envoyée par Suiko, la lettre aurait été écrite par son neveu. Or celle-ci commence par la mention du souverain du « Pays du soleil levant » (le Japon)  présentant ses salutations à celui du « Pays du soleil couchant » (la Chine), une formule qui aurait eu de fortes chances d’offenser le dirigeant en question. Si ce dernier avait fait part de son indignation dans sa réponse, il est tout à fait possible que l’ambassadeur ait jugé préférable de faire en sorte qu’elle soit perdue. En effet la souveraine japonaise aurait été humiliée par la réception d’une missive emplie de colère, ce qui n’aurait pas manqué d’aggraver les relations entre les deux pays. Suiko aurait de ce fait révélé ici une grande perspicacité en devinant ce qu’il en était véritablement.

De la même façon, son puissant oncle lui demande en 624 de lui donner une portion du territoire royal dans le bassin de Nara, arguant que cette propriété appartient à sa famille. C’est là un moyen pour lui d’accroître encore plus son pouvoir. Suiko n’hésite à s’opposer frontalement à lui et répond à sa requête par la négative et ce de façon définitive. Elle agit ainsi comme une souveraine qui doit avant tout préserver la propriété de l’Etat et  prouve que les liens familiaux ne doivent pas primer sur ses devoirs. Si son oncle à joué un rôle crucial dans son accession au trône, c’est maintenant elle qui règne.


Un règne riche en réformes et en avancées


L’organisation étatique est également considérablement transformée pendant cette période. Suiko y travaille, allouant des moyens pour que le Japon n’ait pas à rougir des avancées de la Chine. L’organisation s’inspire désormais beaucoup plus des modèles chinois et coréens, en rendant le recrutement des fonctionnaires du gouvernement beaucoup plus méritocratique et en revoyant le système de promotions. C’est d’ailleurs en 604 qu’est établie une structure hiérarchique pour l’appareil d’Etat, le souverain se trouvant au sommet. Ce sont des bases solides pour un état unifié et stable.

Beaucoup de réformes du règne de Suiko sont traditionnellement acceptées comme étant le fait du prince Shôtoku. Cependant, il est à ce stade important de faire part d’une théorie ayant fortement gagné en crédibilité ces dernières années et faisant état d’un certain nombre de doutes quant à l’existence réelle de ce dernier, qui pourrait en réalité être un personnage mythique puisqu’il est surtout mentionné dans des sources postérieures. Certaines réformes lui étant attribuées seraient par exemple le fait de Soga Umako.

Suiko joue également un rôle crucial dans la propagation et l'acceptation du bouddhisme. Elle fait construire près de Nara le Horyû-ji, un temple doté d’une pagode à cinq étages. Elle est également consciente de l’importance pour le Japon de se doter d’une histoire écrite, puisque l’écriture a été importée de Chine au VIe siècle, et que la mémoire des époques anciennes était autrefois transmise via des récitations orales. Aussi ordonne-t-elle en 620 à Shôtoku et à Soga Umako de rédiger l’histoire de sa famille mais aussi celle des clans importants. Cependant, Shôtoku meurt théoriquement en 622 et les travaux effectués par Umako sont plus tard perdus en 645 lorsque Soga Emishi incendie sa demeure pour s’y suicider après une tentative de coup d’état.

Le temple Horyû-ji (source * )


L’éclipse fatale


Suiko règne ainsi pendant 36 ans, ce qui tranche avec ses plus proches prédécesseurs. En 628, elle tombe malade et devient aveugle au moment même où une éclipse solaire se produit. La souveraine fait alors mander deux jeunes princes qui sont ses successeurs potentiels et les conseille sur la manière de bien diriger l’Etat. Elle décède finalement cinq jours plus tard, à l’âge de 74 ans.

Souveraine réticente à l’origine, Suiko c’est ainsi acquittée de sa tâche avec brio pendant la longue période où elle est restée au pouvoir et ouvrant la voie à d’autres impératrices régnantes tout aussi déterminées et puissantes.


Le prochain article racontera l’histoire de l’intraitable nonne shôgun.



Bibliographie



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SAKAMOTO Taro, The six national histories of Japan, Vancouver, University of british Columbia press, 2006.

SANSOM George Bailey, A history of Japan to 1334, vol.1, Stanford, Stanford university press, 1958.


SOUYRI Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.