Uemura Shôen (1875-1949) est une peintresse appartenant au mouvement nihonga (littéralement « peinture japonaise » soit utilisant des techniques et représentant des sujets traditionnellement japonais) connue pour la beauté et le raffinement de ses portraits de femmes. Elle a eu au début de sa carrière à lutter contre un milieu sexiste mais son talent finit par être reconnu et distingué à de nombreuses reprises. Elle a aussi changé à son échelle la manière de représenter les femmes en peinture.
Photo d'Uemura Shôen (source : *)
Une histoire de peintresses
Le Japon possède une longue histoire de peintresses. Cependant, ce talent s’est souvent exercé dans la sphère privée. Ainsi, des pinceaux et autres instruments font partie du trousseau des épouses de la haute société pendant la période d’Edo (1603-1868). Celles-ci ont ainsi la possibilité de s’exercer avec leurs proches, cependant il ne leur est pas possible de se former en dehors de leur maison, ce qui limite leur marge de progression. Certaines, issues de la famille impériale, acquièrent une grande maîtrise de leur art grâce à l’éducation élitiste qu’elles reçoivent. C’est le cas de l’impératrice régnante Meishô (1624-1696) ou de sa sœur, la princesse Akenomiya Teruko (1634-1727).
Les épouses et filles de peintres ont néanmoins la possibilité d’étudier dans leur cercle familial. Certaines d’entre elles, bien qu’une minorité, deviennent des artistes à part entière. C’est le cas pour Ôi (1800 (?) -1866 (?) ), la fille du célèbre Hokusai. C’est d’ailleurs à partir du XIXesiècle que le nombre de peintresses officiellement actives s’accroît. En 1858, on en recense 80 réparties dans tout le pays. Néanmoins, certains obstacles restent à surmonter, notamment le rôle domestique attribué aux femmes pendant l’ère Meiji. Uemura Shôen affronte d’ailleurs tout au long de sa vie ces stéréotypes.
Un talent précoce
De son vrai nom Uemura Tsune (Shôen est son nom d’artiste), elle voit le jour le 23 avril 1875. Son père décède deux mois avant sa naissance. Sa mère, Nakako, qui tient une boutique de thé à Kyoto, l’élève donc seule. Elle commence à faire preuve très jeune d’un talent pour le dessin et s’exerce dans son coin pendant que sa mère s’occupe des clients. A l’âge de douze ans, ses productions sont déjà appréciées des habitués du lieu. Nakako prend conscience du talent de son enfant et la soutient dans sa vocation d’artiste. En 1887, la jeune fille intègre l’académie de peinture du département de Kyoto mais en sort sans avoir obtenu de diplôme, en effet son cursus ne lui offrait pas la possibilité de peindre des sujets humains alors que c’était ce qui l’intéressait en premier lieu.
Elle rejoint donc l’école privée de son professeur, le peintre Suzuki Shonen (1848-1918), et fait des progrès remarquables. Elle reçoit alors son nom d’artiste et devient ainsi Shôen. Certaines personnes de son entourage critiquent néanmoins vivement ce choix de vie. En effet, la jeune artiste refuse par là d’être une épouse convenable. Dès quinze ans, elle expose et gagne un prix pour son œuvre Les belles aux quatre saisons, laquelle est d’ailleurs achetée le duc de Connaught, fils de la reine Victoria.
Belles aux quatre saisons (1892)
Elle a également a cœur de diversifier ses influences et ne se cantonne pas qu’à un seul maître. Ainsi, elle reçoit à partir de 1893 les enseignements d’un autre peintre, Kono Bairei (1844-1895). A la mort de ce dernier, elle devient également l’apprentie de Takeuchi Seihô (1864-1942). Ces différentes expériences lui permettront de constituer son style personnel. En 1900, elle reçoit un autre prix et en 1903 devient capable de travailler en tant qu’artiste indépendante.
La reconnaissance officielle
Néanmoins, il lui faut s’imposer dans un milieu masculin et elle rencontre parfois une forte hostilité due au sexisme de certains de ses confrères. Ainsi, une de ses expositions est vandalisée en 1904. Elle demande alors à ce que rien ne soit remis en ordre afin que le public puisse se rendre compte de ce à quoi elle fait quotidiennement face. Les travaux de Shôen apparaissent dans des expositions organisées par le gouvernement. Son œuvre La longue nuit est ainsi visible lors d’une exposition organisée par le ministère de l’éducation et est aussi primée. Ses travaux sont ainsi fréquemment visibles dans ce type de manifestations et elle y présente des œuvres remarquables du point de vue artistique. Elle est également amie avec Yamatane Taneji (1893-1983), le fondateur du musée Yamatane à Tokyo, lequel expose encore aujourd’hui nombre de ses créations.
Elle aurait entamé une liaison avec son ancien professeur, Suzuki Shonen, qui était d’ailleurs marié, et donne à l’âge de vingt-sept ans naissance à un fils, qui devient lui aussi peintre sous le nom d’Uemura Shoko. Shôen ne révèle jamais le nom du père de son enfant et s’en occupe seule. A cette époque, être une mère célibataire n’est pas bien vu et elle doit donc affronter le jugement de la société. Elle a également plus tard une fille mais l’identité du géniteur de cette dernière reste aussi un mystère.
A l’âge de quarante ans, elle travers néanmoins une période difficile avec une baisse de productivité, sans doute après avoir mis fin à sa relation avec un amant. Elle réalise pendant cette période un tableau très sombre : Flamme qui tranche avec ses précédentes créations. La femme qui y est représentée n’est pas lumineuse, c’est un esprit vengeur. L’œuvre représente la Dame de la sixième avenue, issue de la pièce de théâtre Aoi no Ue (Dame Aoi) laquelle est inspirée du Dit du Genji, œuvre de la romancière du XIesiècle, Murasaki Shikibu. Délaissée par son amant, cette noble se venge sur l’épouse légitime de ce dernier, Dame Aoi, en prenant la forme d’un esprit démoniaque qu’elle ne contrôle pas véritablement. L’artiste elle-même avoue plus tard ne pas véritablement comprendre ce qui l’a poussée à livrer une telle production. Si elle n’expose pas pendant trois ans, Flamme lui apporte paradoxalement une certaine renommée tant elle ne laisse personne indifférent.
Flamme (1918)
Shôen finit néanmoins par revenir en force dans les expositions. Elle produit à partir des années 30 certaines de ses œuvres les plus remarquables, notamment Le prélude en 1936 qui est l’une de ses productions les plus iconiques et s’inspire d’une danse interprétée au début d’une pièce de théâtre nô, un sujet qui revient d’ailleurs très fréquemment dans ses productions. Elle explique avoir voulu représenter une femme qui évoque une force tranquille et silencieuse par sa beauté et sa dignité. En 1940, une de ses œuvres est présentée lors d’une exposition internationale à New York.
Le prélude (1936)
Le style Shôen
Uemura Shôen peint des bijin-ga, soit des portraits de belles femmes. Cependant, elle y apporte sa subjectivité et transforme le genre. Tout d’abord, plutôt que de représenter des courtisanes comme le veulent les canons de ce type de peinture, elle se concentre sur des personnes du commun qu’elle représente dans leur vie de tous les jours. L’artiste dépeint aussi des femmes travailleuses, la sueur au front. Elle s’intéresse également beaucoup aux héroïnes du théâtre nô, dont les rôles sont généralement joués par des hommes. Shôen rend à ces personnages leur féminité et demande d’ailleurs à des femmes de poser pour elle lors de la réalisation de ses portraits théâtraux.
Komachi et le livre aspergé, (1937),
oeuvre inspirée de la pièce de nô du même nom
Celles qu’elle représente ne sont pas des objets dépeints à travers le prisme du regard masculin, la peintresse se focalise au contraire sur leur intériorité. La passivité leur est inconnue : en ajoutant des touches de piment rouge sur leurs oreilles et le bout de leur doigts, l’artiste indique qu’elles ressentent, expérimentent. Si elle représente des maiko (apprentie geisha) et des geishas, c’est pour mettre l’accent sur la beauté de leur art et de leur discipline.
Le printemps de la vie (la jeune mariée), (1899)
Son travail met également l’emphase sur l’alternance des saisons pour mieux faire ressortir ses sujets et l’artiste travaille également sur les kimonos de ses modèles, l’emphase est mise sur la beauté et raffinement, visant à créer une expression de majesté. L’expression des émotions est dans son travail distante, subtile.
Flocons de neige (1944)
Cependant, elle réalise vers la fin de sa vie des œuvres plus personnelles, notamment en 1943 où elle représente sa mère entrain d’installer du papier de soie sur des portes coulissantes ou encore de coudre alors que la nuit tombe. Le décès de cette dernière en 1934 a également fait opérer un tournant à sa peinture et Shôen commence à partir de cette période à représenter des femmes avec leurs enfants.
Mère et enfant (1943)
Le soir (1942)
Autre point important, elle exerce son travail à une période charnière pour la peinture japonaise dont une frange devient traversée d’influences occidentales. Shôen au contraire restent fidèle à l’héritage nippon, tant par ses sujets que dans son modus operandi. Elle utilise ainsi des piments minéraux iwaneogu plutôt que de se servir de la peinture à l’huile.
Artiste de tous les records
Plus que tout, Shôen a continué même dans les dernières années de sa vie à abattre les barrières qui se dressent sur son chemin de peintresse. En 1941, elle devient la première femme membre de l’Académie impériale des arts, puis en 1944 Artiste agrée par la maison impériale, ce qui fait d’elle une peintresse de la cour. Elle est l’une des deux seules femmes à avoir reçu cette distinction jusqu’à ce jour. Enfin, en 1948, l’année précédent sa mort, elle est la première femme à recevoir la médaille de la culture.
Uemura Shôen devant l'une de ses oeuvres en 1945
(source : *)
Uemura Shen peignant (source : *)
Elle meurt le 27 août 1949, à l’âge de 74 ans, d’un cancer. Aujourd’hui, il est toujours coutume de dire dans les cercles picturaux japonais : « Il n’y avait pas Shôen avant Shôen et il n’y aura pas de Shôen après Shôen ».
Des expositions consacrées à son art sont encore fréquemment organisées par de grands musées japonais, notamment le musée Yamatane de Tokyo.
Le prochain article racontera l’histoire d’une danseuse et actrice ayant fait forte impression dans plusieurs pays européens, notamment la France.
Articles liés
Ôtagaki Rengetsu, nonne, peintresse, potière et calligraphe de l’époque d’Edo.
Bibliographie
Iwao Seiichi et al., Dictionnaire historique du Japon, Tokyo, Publications de la Maison Franco Japonaise, 1985
Sitographie
Presse en ligne
Gordenker Alice, « Painting women of Japan », Japan Times,
2 juin 2015, repéré à : https://www.japantimes.co.jp/ culture/2015/06/02/arts/painting-womenjapan/#.XAAOCC17RE7, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Hamond Jeff, « Women of quiet strength , Japan Times, 24 septembre 2010, repéré à : https://www.japantimes.co.jp/ culture/2010/09/24/arts/women-of-quiet strength/#.XAANuS17RE7, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Sites de musées
« Uemura Shoen, anniversary exhibition of the renewal opening », Mie prefectural art museum, 2004, repéré à : http://www.bunka.pref.mie.lg.jp/art-museum/54734037810.htm, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Sites consacrés à l’art
« About Uemura Shoen », Gallery Sakura, repéré à :http://www.gallery-sakura.com/search/uemura_shoen.html#about, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Inglesby Roisin, « Bijinga – The world of Uemura Shoen’s beautiful women », Japonica.info, 10 juin 2017, repéré à : http://japonica.info/the-world-of-bijinga-shoen-uemuras-beautiful-women/, dernière consultation le 29 novembre 2018.
« Shoen Uemura », Artelino, repéré à :https://www.artelino.com/articles/shoen_uemura.asp, dernière consultation le 29 novembre 2018.
«Uemura Shoen », Jyuluck-do corporation, repéré à : https://jyuluck-do.com/profile_uemura_shoen.html, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Wilson Maura, « Uemura Shoen », Sartle, repéré à : https://www.sartle.com/artist/uemura-shoen, dernière consultation le 29 novembre 2018.
Magnifique article ! Uemura était vraiment une artiste d'exception, j'avais déjà vu certaines de ses oeuvres mais ne sachant pas qui en était l'auteur, je suis donc heureuse d'avoir pu apprendre plus sur cette peintresse pleine de talent ^^ Encore merci pour ce bel article :)
RépondreSupprimerMerci pour cet article qui me fait decouvrir une artiste d exception
RépondreSupprimerTant de beauté me donne envie de decouvrir d autres peintures.