dimanche 29 avril 2018

Hosokawa Gracia : choisir sa foi

Martyre ou femme avant-gardiste assumant son individualité par le choix de sa religion ? L’existence dramatique d’Hosokawa Gracia (1563-1600) soulève des interprétations contrastées. Femme intelligente et résiliente, son parcours renseigne sur la situation des chrétiens au Japon dans une époque de guerre et de persécutions. 

Statue d'Hosokawa Gracia (source : *)


La fille du traître


Sans doute avez-vous remarqué l’apparente incongruité du prénom Gracia pour une Japonaise. Il s’agit en effet de son nom de baptême. Avant d’embrasser la foi chrétienne, elle se nommait Tama, ce qui signifie « Joyau ».  Gracia naît dans une famille haut placée de la classe guerrière. Son père est Akechi Mistuhide (1528-1582), l’un des principaux généraux au service du premier unificateur du Japon, Oda Nobunaga (1534-1582). 

Elle fait montre dès son plus jeune âge d’une vive curiosité intellectuelle. Oda Nobunaga faisant preuve d’ouverture vis-à-vis des étrangers, il autorise des jésuites portugais à prêcher au Japon, suite à l’arrivée des missionnaires en 1549, et se montre tolérant envers la construction de lieux de culte chrétiens. Gracia apprend donc seule le portugais avec l’aide d’un dictionnaire. Elle joue également de l’orgue et confectionne des pâtisseries, c’est donc une jeune personne aux nombreux talents.

A l’âge de seize ans, elle est mariée à Hosokawa Tadaoki qui a le même âge qu’elle. Gracia a de lui trois fils et deux, ou trois, filles. En 1582, un véritable bouleversement s’opère dans sa vie. Le père de Gracia décide de trahir son maître, Oda Nobunaga, et l’attaque alors qu’il passe la nuit au temple Honnô-ji avec très peu d’hommes. Acculé, Oda Nobunaga aurait eu le temps de se suicider par seppuku. Cependant, onze jours plus tard, Akechi Mitsuhide est tué sur les ordres de Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), lui aussi l’un des vassaux de Nobunaga, et qui envisage de prendre sa succession.

Le destin de Gracia illustre la façon dont la situation d’une femme pouvait très rapidement basculer en ces temps troublés. Elle est désormais la fille d’un traître. Toute sa famille est exécutée. Son mari la répudie et la fait exiler dans une demeure de montagne. Gracia subit pendant deux ans cette forme de captivité. Elle a pour seule compagnie celle de ses servantes.


Une fausse libération


Le mari et le beau-père de Gracia ont les faveurs de Toyotomi Hideyoshi, lequel occupe désormais le pouvoir. En 1584, Gracia est amnistiée par Hideyoshi et va donc vivre dans la demeure de  son époux à Osaka. Le fait que Gracia puisse revenir de son exil n’équivaut en rien à une amélioration de cette situation : la voilà livrée au comportement jaloux et abusif de Tadaoki, qui l’assigne à résidence sans possibilités de sortir et la fait surveiller nuit et jour par dix-sept servantes. Pire encore, elle fait également face aux dérives violentes de ce dernier. Celui-ci va par exemple jusqu’à décapiter un ouvrier qui avait tenté d’épier sa femme et sert à celle-ci la tête de l’homme sur un plateau. Une chronique postérieure raconte également un autre incident similaire. Un serviteur, entendant Gracia et Tadaoki se disputer, jette un regard jugé un peu trop insistant à cette dernière. Tadaoki aurait alors tué l’homme sur le champ. Gracia, les vêtements souillés de sang, aurait pourtant conservé le même habit pendant quatre jours, jusqu’à ce que Tadaoki la supplie de l’enlever. Plusieurs autres versions de cette histoire existent et témoignent de ce fait de la force de caractère de Gracia et la montrent refusant de rester de marbre devant les injustices commises dans son entourage.

Des chroniques compilées pendant la période Edo entre 1759 et 1793, soit longtemps après les faits, rapportent plusieurs histoires dont il est difficile de vérifier la véracité, d’autant qu’il en existe plusieurs versions contradictoires. Beaucoup tournent autour du fait que Toyotomi Hideyoshi aurait convoité Gracia et que celle-ci aurait réussi à repousser à ses avances. Hosokawa Tadaoki aurait d’ailleurs exprimé sa jalousie à ce sujet, comme l’attesteraient ces poèmes qui pourraient avoir été échangés entre lui et Gracia (bien que cela soit remis en question, notamment par ce que ces poèmes sont jugés « maladroits » pour un couple aussi éduqué) :

Tadaoki :

Douce patrinia
De ma haie
Ne vous inclinez jamais
Au vent
Venu de la montagne de l’Homme

Gracia :

Comment pourrais-je 
M’incliner au vent
Surtout au vent
Venu de la montagne de l’Homme ?

Néanmoins, il me paraît important de rapporter ici certains de ces récits, qu’ils soient véridiques ou non, à cause d’une constance : la force qu’ils prêtent à Gracia. En effet, dans la première histoire, celle-ci est convoquée par Toyotomi Hideyoshi, qui a l’intention d’en faire sa concubine, mais envoie sa dame de compagnie à sa place. Lorsque celui-ci s’en rend compte, il est frappé par la loyauté de la suivante envers sa maîtresse et la laisse partir. Le maitre du pays envoie l’un de ses vêtements à Gracia et ajoute cette plaisanterie : elle mériterait qu’on lui offre trois concubins, dont lui-même fera partie.

Dans une autre variante, Gracia refuse de se rendre chez Hideyoshi car il est l’homme qui a tué son père. Elle rétorque qu’elle est prête à le poignarder s’il tente de s’emparer d’elle par la force. Ce qui fait d’ailleurs écho à un autre récit qui présente Gracia comme une guerrière féroce, revêtant l’armure lors de grandes campagnes militaires, montant à cheval avec adresse et combattant vaillamment. Cependant, face à ce mari violent, Gracia ne va pas trouver un peu de liberté par les armes mais par la découverte d’une nouvelle foi.


L’esprit en éveil


Gracia entend en effet parler du christianisme, cette religion étrangère qui se propage. Sa curiosité en est piquée et, le 29 mars 1587, alors que Tadaoki est absent, réussit à sortir de chez elle avec l’aide de ses suivantes et se rend à l’église d’Osaka. Elle y écoute le sermon d’un prêcheur japonais. Cependant, Gracia est une personne avide de connaissance et ne peut pas se contenter d’écouter passivement. Elle interrompt le prêche et pose toutes sortes de questions, comparant la doctrine chrétienne avec celle du zen. Gracia est en effet une adepte de la méditation et s’est montrée extrêmement douée en la matière, nul dans sa belle-famille ne parvient à l’égaler. Il est d’ailleurs important de souligner que les jésuites portugais avec lesquels elle est plus tard en contact louent sa grande intelligence, ce qui n’est pas rien compte tenu des préjugés ayant cour dans l’Europe de l’époque sur l’éducation des femmes.

Gracia ne peut se contenter de ce qu’elle a entendu, elle veut en savoir plus et envoie sa servante, Kiyohara Ito qui est plus tard baptisée sous le nom de Maria, à l’église avec une lettre emplie de questions. Gracia développe un véritable intérêt pour cette nouvelle foi et change son mode de vie : elle prie avec un chapelet, fait des dons aux pauvres ainsi qu’à l’église. Elle demande également aux missionnaires de lui envoyer des textes, en japonais et en portugais, afin qu’elle puisse les étudier et fait le catéchisme tous les dimanches aux femmes de son entourage. Elle veut étudier les textes dans leurs langues d’origine : en latin et en portugais. Lorsqu’elle ne comprend pas certains termes, elle envoie sa servante Maria porter ses questions à l’église. Elle finit par maîtriser suffisamment ces deux langues pour pouvoir faire des traductions en japonais et les enseigner. Gracia réussit également à convaincre les femmes de son entourage et ses servantes finissent par être toutes baptisées. Il est possible d’y voir une forme de libération pour elle : Gracia se créé une communauté et acquiert un nouveau savoir.



Gracia telle qu'elle est représentée sur une peinture murale de la cathédrale d'Osaka (source :*)


Cependant, Gracia n’a toujours pas reçu le sacrement qu’elle espère tant. Or, le 20 juin 1587, Toyotomi Hideyoshi décide d’ordonner l’expulsion des missionnaires du pays, c’est le début des persécutions contre les chrétiens. Dans l’urgence, les religieux, qui doivent se cacher, décident d’autoriser Maria à baptiser sa maîtresse. Gracia est ainsi baptisée par une autre femme et reçoit son nouveau nom. Maria lui sert par la suite de confesseur. Plus tard, elle baptise également ses deux plus jeunes enfants, sans que Tadaoki ne l’apprenne. 


La sororité de Gracia


Grâce au cercle de chrétiennes qu’elle a construit autour d’elle, Gracia parvient à créer un réseau d’échanges et de solidarité, qui va jusqu’à inclure des femmes résidant en dehors d’Osaka, à Kyoto par exemple. Elle tisse une véritable sororité qui lui permet de résister aux violences de son mari. En effet, dans le contexte qui suit l’édit d’expulsion des missionnaires, celui-ci n’hésite pas à blesser et mutiler ses servantes converties, ainsi qu’à les jeter dehors. Gracia est également la cible de son comportement violent et subit plusieurs fois des menaces de la part de Tadaoki qui veut la pousser à renoncer à sa foi, sans succès néanmoins.

Cependant, elle parvient également à soustraire l’une des femmes qui l’entourent à cette cruauté. Tadaoki jette en effet son dévolu sur une jeune servante nommée Luisa, laquelle a été l’une des premières à se convertir sous la férule de Gracia. Celle-ci aide Luisa à s’échapper en l’envoyant chez un couple de chrétiens de sa connaissance, chez qui elle planifie d’ailleurs de se réfugier au cas où il lui faudrait fuir son époux. Il s’agit d’un  tour de force puisque les femmes sont étroitement surveillées. Lorsque Tadaoki fait chercher Luisa, Gracia et ses compagnes lui répondent que Luisa est malade et lui donnent une lettre, écrite par la jeune femme, où celle-ci insulte le maître des lieux et déclare qu’il n’est qu’un homme vil. Comprenant que les femmes sont en train de le défier, Tadaoki déchire la lettre en mille morceaux.

Gracia jouée par  Hashimoto Manami dans la série historique Sanada Maru (source : *)


Gracia projette également de lui échapper. Cependant, les jésuites avec lesquels elle a échangé par le passé lui ont conseillé de se soumettre à son époux, de se conformer aux commandements divins et de rester près de lui et d’endurer. Plusieurs témoignages rapportent que Gracia essaie, après son baptême, de se convaincre qu’il s’agit de la marche à suivre, elle se fait moins défiante. Cependant, elle revient très vite à la réalité et décide en 1588 de s’enfuir et de divorcer. Il existait en effet à cette époque plusieurs temples et refuges où une femme dans la situation de Gracia pouvait se réfugier afin d’y trouver une protection contre un époux violent.

Le problème est que, dans ce contexte troublé, l’église chrétienne n’a aucun intérêt à voir Gracia fuir. Lorsqu’elle leur écrit qu’elle va quitter son mari, le couple sur lequel elle comptait se désiste de crainte de faire face au danger de devoir la protéger, elle la femme d’un seigneur. Gracia écrit à l’un des jésuites en lui disant qu’elle va tenter de  rejoindre Kyushu, là où d’autres missionnaires se cachent. Celui-ci lui répond de ne pas le faire et lui envoie maintes lettres en ce sens, en lui disant que son action va les mettre en danger. Si une femme de son rang quittait son mari après s’être convertie, cela aggraverait les persécutions contre les chrétiens. Gracia se heurte à des refus et à des réponses moralisatrices. Ainsi, il faut expliquer le fait qu’elle n’ait pas pu quitter Tadaoki par le contexte de la période. 


La fin de la souffrance


Toyotomi Hideyoshi meurt en 1598. Tokugawa Ieyasu convoite très vite de prendre la tête du pays. Ses troupes et celles des vassaux fidèles aux Toyotomi s’affrontent en 1600 pendant la campagne de Sekigahara. Tadaoki prend le parti des Tokugawa. Néanmoins, sa demeure, où est restée Gracia, se trouve prise pour cible par Ishida Mitsunari, qui sert les Toyotomi, lequel souhaite prendre Gracia en otage.

Ishida demande tout d’abord à Gracia se de rendre au château d’Osaka. Cependant, celle-ci refuse d’obéir. Ishida attaque alors la demeure des Hosokawa. Gracia refuse d’être capturée et meurt le 25 août 1600, dans une maison dont elle a ordonné qu’on la livre aux flammes. Quelle fin a-t-elle choisi ? Dans de telles situations, il était en effet fréquent pour les femmes de la classe guerrière de se donner la mort pour éviter le déshonneur de la capture. Les versions existantes se contredisent. 

Celle rapportée par les jésuites fait mourir Gracia en martyre, fidèle à sa foi chrétienne qui lui interdit le suicide. Elle se réfugie dans son oratoire, annonce à ses servantes qu’elle va quitter cette vie puisque c’est ce que lui a ordonné son mari. Ses servantes souhaitent l’accompagner dans la mort, cependant, Gracia refuse et leur ordonne de s’enfuir. Elle commence alors à prier, tandis que l’un des guerriers de son mari la décapite, possiblement sur ordre de Gracia elle-même.  

Au contraire, dans toutes les versions contenues dans les chroniques japonaises postérieures, sauf une, Gracia choisit de se suicider, comme il sied ainsi à une femme de sa position. Certaines vont jusqu’à la faire tuer ses enfants avant de se donner elle-même la mort. 




Cette estampe de Kobayashi Kiyochika (1847-1915), réalisée en 1885, reprend la version japonaise dans laquelle Gracia se donne la mort. Ici, elle s'apprête à accomplir le jigai le suicide rituel féminin. Ses jambes sont entravées pour garder une posture décente dans la mort tandis qu'elle écrit son poème d'adieu. Sa dague est posée devant elle afin qu'elle puisse se trancher la gorge.


Autre estampe d'Adachi Ginko (1853-?) reprenant le même thème, cette fois Gracia s'apprête également à tuer ses enfants.

Où se situe la vérité ? Les jésuites voulaient-ils en faire une martyre ? Ont-ils refusé de raconter un suicide qui contredisait les croyances de Gracia ? Les versions japonaises voulaient-elles au contraire ignorer le fait que Graciait a été chrétienne et l’ont-elles dépeinte comme une honorable femme de la classe guerrière ? 

La plupart des théories laissent entendre que le tort se situe du côté des versions japonaises, même s’il ne faut pas occulter les biais des versions jésuites qui insistent notamment sur la supposée volonté de Gracia d'obéir à son époux. En effet, Gracia semble avoir été de son vivant attirée par le martyr. De plus, elle avait déjà réfléchi à la question de sa mort.  Sa belle-famille a en effet traversé une situation de vive inquiétude lorsque Toyotomi Hideyoshi a fait éliminer son neveu et héritier Hidetsugu pour qu’il ne se mette pas en travers du chemin du fils qu’il a eu avec Yodo-dono. Or, les Hosokawa soutenaient Hidetsugu. Gracia, à qui son mari avait ordonné de se suicider si la situation le réquérait, avait alors écrit aux jésuites à ce sujet, qui lui avaient répondu que le suicide était un péché. Quoi qu’il en soit, Gracia croyait en l’immortalité de son âme et sans doute s’était elle préparée à sa mort. De plus, il est impossible qu’elle se soit tuée en emmenant ses enfants avec elle car ses filles et ses fils lui ont tous survécu.

Son mari fait par la suite donner une messe pour elle. Cependant, étant donné qu’il s’agissait d’un homme violent et peu religieux il est fort possible qu’il ait en réalité fait cela par crainte que l’esprit de Gracia ne revienne se venger. Les croyances de l’époque étaient emplies d’histoires de fantômes de femmes abusées et maltraitées revenant de la tombe pour faire payer leurs tortionnaires. 

Par la suite, l’image de Gracia connaît toutes sortes de fluctuations. Pour les jésuites, elle devient la femme martyr, vertueuse et soumise. Dans le Japon des Tokugawa, dominée par l’idéologie néo-confucéenne, elle incarne aussi la femme dévouée, qui se sacrifie pour son époux, mais les références à sa foi sont gommées. Cette vision efface la réalité d’une personnalité affirmée, à l’esprit vif et qui ne s’est jamais complètement soumise. Gracia était une érudite, une femme qui enseignait et était capable de susciter la ferveur et l’admiration. Son histoire révèle également le rôle qu’ont eu les femmes dans la propagation du christianisme au Japon. Par la suite, les persécutions contre les chrétiens deviendront encore plus virulentes avec l’interdiction du christianisme en 1614 et ceux-ci devront vivre dans la clandestinité.

Le personnage de Gracia a également beaucoup était repris en littérature, la romancière Miura Ayako lui consacre un roman historique : Dame  Hosokowa Gracia en 1974 et elle est également l’inspiration du personnage de Mariko dans le roman de James Clavell, Shogun.

Laissons le dernier mot à Gracia avec ce poème qu’elle aurait écrit, selon la tradition, avant de mourir : 

Seules les fleurs qui savent
A quel moment elles doivent perdre leurs pétales
Méritent d’être appelées « fleurs »
Il en est de même pour l’être humain


Le prochain article traitera d’une impératrice consort à l’aube d’une nouvelle ère.


Bibliographie :


Fukumoto Hideko, Pigeaire Catherine, Femmes et samouraï, Paris, Des Femmes, 1986, 279 pages.

Fujimura Makoto, Hidden faith born of suffering, InterVarsity press, 2016, 263 pages.

Iwao Seiichi et al.Dictionnaire historique du Japonvolume 8, 1982. Lettre H (2) pp. 111-112.

Mulhern Chieko I., Japanese women writers : a bio-critical sourcebook, Westport, Greenwood press, 1994, 536 pages.

Nawata Ward Haruko, Women religious leaders in Japan’s christian century, Routledge, 2016, 421 pages.


Sources web :


Haskell Yasmin, Makoto Harris Takao, « Battered wife or « strong woman » : the real life and death of Gracia Hosokawa », The conversation, 26 février 2015, accessible depuis :https://theconversation.com/battered-wife-or-strong-woman-the-real-life-and-death-of-gracia-hosokawa-37793, dernière consultation le 28 avril 2018.