vendredi 14 septembre 2018

Jitô Tennô : l'impératrice qui rayonna sur le Japon

La gagnante du sondage est Jitô Tennô (645-703), la troisième impératrice à régner sur le Japon dans la chronologie traditionnelle. Cultivée, stratège, elle s’impose comme une puissante souveraine et une redoutable politicienne en élaborant de nombreuses réformes essentielles au fonctionnement du gouvernement impérial. Si cet article vous plaît, n’hésitez pas à vous abonner à la page Facebook du blog pour ne rien manquer des nouveautés ! Autre annonce : comme vous pouvez sans doute le constater, j'ai activé la publicité sur le blog. J'espère que cela ne gênera en rien votre expérience de lecture. 

Couverture du manga L'arc-en-ciel céleste
 de Satonaka Machiko, qui relate l'histoire de Jitô Tennô



Une jeunesse troublée


Jitô est la deuxième fille du prince Naka no Ôe, un homme ambitieux, fils de la souveraine de l’époque, celle a qui a été donné le nom posthume d’impératrice Kôgyoku (594-661 r. 642-645). En 645, Naka assassine un ministre du clan Soga sous les yeux de sa mère, évinçant ainsi cette famille autrefois puissante, et justifie cela en expliquant que le ministre en question était coupable de trahison. Horrifiée, la souveraine décide alors d’abdiquer. C’est pendant cette année que nait Jitô.

Trois ans plus tard, son grand-père maternel, Soga no Ishikawamaro se suicide car il a été accusé à tord de comploter contre le prince Naka. Ochi, la mère de Jitô, en meurt de chagrin. Le prince épouse alors la jeune sœur de sa défunte femme, Nuhi. Une fille naît de cette union, laquelle devient plus tard la quatrième impératrice régnante du Japon : Genmei (r. 701-715). 

Jitô, qui est alors connue sous le nom de princesse Uno no Sarara (les noms sous lesquels sont connus les empereurs leur ont en effet été attribués après leur mort), est alors confiée à sa grand-mère, l’ancienne souveraine Kôgyoku, et est élevée par cette dernière. Néanmoins, en 657, à l’âge de 12 ans, elle est mariée à son oncle paternel le prince Ôama, alors âgé de 27 ans, selon une pratique courante à l’époque. Un moyen pour le prince Naka de s’assurer les bonnes grâces de ce dernier qui avait déjà épousé la grande sœur de Jitô. 

Entre temps, sa grand-mère est remontée sur le trône. Son nom de règne pour cette période (655-661) est Saimei. En 660, le père de Jitô, qui exerce une grande influence dans le domaine militaire décide de mener une expédition contre les forces coalisées de la Chine des Tang et du royaume coréen de Silla, lesquelles ont envahi Paekce, un allié du Japon dans la péninsule. Puisqu’il est de coutume pour les femmes de haut rang d’accompagner les campagnes comme celle-ci, notamment en jouant un rôle de prêtresses et devineresses pour attirer la protection divines sur leurs alliés, Jitô part elle aussi. Elle a alors 17 ans.

Sa grand-mère prend elle aussi le chemin de la guerre, cependant elle est âgée et décède alors qu’elle se trouve à Kyushu pour rallier ses troupes et se préparer à les lancer à l’assaut. C’est donc son fils, le prince Naka, qui va lui succéder sur le trône en 667. Il est aujourd’hui connu sous le nom d’empereur Tenji. En 662, Jitô donne naissance à son seul enfant : le prince Kusakabe. En 663, les forces japonaises sont vaincues par l’ennemi mais ramènent dans leur retraite de nombreux réfugiés de Paekce. La princesse est de nature curieuse et fait en sorte de mettre à profit leur présence pour étancher sa soif de connaissance. En effet, Jitô était  dans sa jeunesse une personne réservée mais dotée d’une intelligence brillante et très appréciée pour cela à la cour. Ses nouvelles rencontres lui permettent ainsi d’apprendre beaucoup au sujet de la Chine, sa littérature et son histoire. Cependant survient bientôt un événement qui va mettre à l’épreuve ses capacités intellectuelles d’une toute autre manière.


Dame de cour de l'époque de Jitô (source : *)



Commandante militaire


Le souverain Tenji doit en effet penser à la question de son héritier et favorise son fils, et donc le demi-frère de Jitô, le prince Ôtomo (648-672) en le nommant premier ministre en 671. Ceci qui déplait fortement au frère du souverain, le prince Ôama, qui avait pourtant été officiellement désigné par le dirigeant comme son futur successeur et n’apprécie guère ce qu’il voit comme une trahison, tandis que les partisans d’Ôtomo en profitent pour renforcer leur emprise à la cour.

Or, Tenji tombe malade et appelle son frère pour lui demander de prendre en charge les affaires d’état. Ôama se méfie, accepter une telle offre équivaudrait à se mettre à la merci de ses ennemis. Il décline donc et déclare qu’il souhaite devenir moine bouddhiste et se retirer du monde. Il trouve une fidèle alliée en Jitô qui l’accompagne dans l’exécution de son plan. Une fois l’autorisation du dirigeant obtenue, touts deux se retirent à Yoshino. Deux mois plus tard, Tenji meurt et Ôtomo monte sur le trône. Ôama se révolte presque aussitôt contre son neveu, dont les actions témoignent d’une forte hostilité à son égard. Néanmoins, avant de se soulever contre lui, il a décidé de s’assurer du fait que les dieux soient de son côté et la seule personne capable de le faire est une femme dotée d’un haut poste dans le gouvernement. 

Il fait venir la dénommée Kome, laquelle possède le rang  de kuni no miyatsuko ou magistrat, afin qu’elle se livre à la divination pour lui. Celle-ci prédit sa victoire, ce qui conforte la décision initiale du prince. D’autres femmes ont par la suite été nommées au VIIIsiècle à des offices similaires, ce qui témoigne de l’influence politique que possédaient ces intermédiaires entre les dieux et les hommes.Il décide alors de devancer Ôtomo en se rendant dans les régions de l’Est afin d’obtenir le soutien des pouvoirs locaux avant ce dernier. Jitô est elle aussi du voyage. En 672, ils arrivent tous les deux dans la province d’Ise.

Là, Jitô réalise des actions symboliques qui auront un fort impact. Premièrement, elle revêt des habits masculins. Deuxièmement, elle s’adresse en personne à leurs troupes rassemblées, proclamant que les dieux leur ont octroyé leur faveur, ce qui renforce le moral des soldats et les convainc de la justesse de leur cause. Il est d’ailleurs possible que, à l’instar de l’expédition envoyée par Suiko en Corée, cette scène ait inspiré le mythe de l’impératrice Jingû, qui se coiffe comme un homme et revêt armes et armure pour aller soumettre les royaumes coréens. 

Elle travaille également avec son époux à l’élaboration des plans tactiques, repère les points stratégiques à défendre et envoie les meilleurs guerriers pour les protéger. Ôama se rend dans la province d’Ômi pour mener une offensive pour son rival. Pendant ce temps, Jitô prend personnellement le commandement des troupes stationnées dans la province d’Ise. Elle s’est en effet portée volontaire pour en défendre le sanctuaire, un lieu essentiel pour que son époux puisse affirmer sa légitimité étant donné qu’il est dédié à la déesse du soleil, Amaterasu. Il est donc absolument vital qu’il reste sous leur contrôle.

Leur action conjointe leur assure la victoire, Ôama monte sur le trône en 673. Il est connu de manière posthume sous le nom d’empereur Tenmu. Il est d’ailleurs le premier à utiliser en 674 le titre de tennôpour le souverain. Conscient du mérite de sa femme, il lui donne également une titulature à sa hauteur et elle est ainsi la première à recevoir l’appellation de kôgô ou o-kisaki, soit impératrice consort : la plus haute distinction qui puisse être donnée à une épouse impériale.


Protéger le trône


A ce stade, la préoccupation première de Temmu est de contribuer à faire reconnaître son autorité dans tout le pays. Néanmoins, il lui faut aussi mettre en place de nouvelles réformes. C’est pour cela qu’il compte sur Jitô, qui gouverne d’ailleurs avec lui. Non seulement celle-ci le conseille mais élabore également des lois. Jitô est présente lorsque Temmu rassemble ses héritiers potentiels : quatre de ses fils (dont Kusakabe le fils de Jitô) et deux de ses neveux et leur fait jurer fidélité à lui et à son épouse ainsi que l’un à l’autre afin d’éviter les querelles de succession.

Néanmoins, Tenmu doit choisir entre Kuasakabe, le fils de Jitô, mais d’une nature maladive, et Ôtsu, qu’il a eu d’une autre de ses épouses, la sœur ainée de son impératrice, qui est à la fois un redoutable combattant mais également un fin lettré. En 680, une éclipse solaire a lieu, un très mauvais présage, et l’impératrice tombe malade. Ces signes néfastes créent beaucoup d’agitation chez les nobles, qui sont conscient de l’action capitale que Jitô a entreprise pour stabiliser le pays. Temmu fait construire un temple pour faciliter la guérison de sa femme. Tous ces signes font pencher la balance en faveur du prince Kusakabe, qui est d’ailleurs proclamé héritier une fois sa mère rétablie.

Ceci ne met malheureusement pas fin aux luttes de pouvoir. Temmu meurt en 686 et confie le pays à sa femme, ayant foi en ses capacités. Malgré son chagrin, Jitô prend immédiatement la situation en main. Elle déclare Ôtsu coupable de trahison envers l’héritier et lui ordonne de se suicider. Déserté par ses partisans, il n’a pas d’autre choix que d’obéir, accompagné dans la mort par son épouse. Il n’existait en vérité pas véritablement de preuves de sa félonie, mais sa popularité seule représentait déjà une menace pour Jitô. Elle envoie ainsi un signal fort : ceux qui tenteront de se rebeller devront en payer le prix. Une fois débarrassée de ce rival, elle offre des positions aux anciens soutiens d’Ôtsu envers qui elle fait majoritairement preuve de clémence, s’assurant ainsi de leur soutien envers son fils. 

Par la suite, elle s’occupe de faire donner des cérémonies funéraires grandioses pour son défunt époux. Ceci a trois objectifs : rappeler les actions de l’empereur, accroître la loyauté envers le successeur de ce dernier et enfin donner au souverain le statut d’un personnage divin. Jitô se retrouve alors frappée par un autre deuil : son fils décède en 689. Il ne reste que son petit-fils, trop jeune pour régner. C’est donc elle qui monte sur le trône en 690 et devient ainsi impératrice régnante, tennô.


Poèmes composés par Jitô à la mort de son époux :

(Elle fait ici référence au lieu où Temmu a été temporairement enterré)

Notre Souverain
Sérénissime Seigneur
Lorsque vient le soir
Les regardera sans doute
Lorsque point l’aurore
Ira les voir sans doute
De la Colline-du-Dieu
Les feuilles jaunes des monts
Ce jourdh’ui déjà 
Pour sûr il ira les voir
Et demain encore
Pour sûr les regardera
Cette montagne donc
Levant les yeux je contemple
Lorsque vient le soir
Etrangement me sens triste
Lorsque point l’aurore
Détresse saisit mon cœur
Et de rude toile
De ma robe les manches
Ne sèchent un seul instant


Ne dit-on point que
Même le feu flamboyant
Bien enveloppé
Se peut fourrer en un sac
Mais je ne puis l’ignorer
Sur les monts du nord
Le nuage qui s’étire
Le nuage bleu
Va s’écartant des étoiles
Et de la lune s’écarte

(Le nuage est l’âme de Temmu qui quitte ce monde)

Carte de karuta représentant l'impératrice Jitô



La réformatrice


Jito se met alors au travail et contribue à consolider un pouvoir central fort. Elle avait déjà promulgué en 689 un code que devaient respecter tous les gouverneurs locaux. La prochaine étape est de faire recenser toute la population en 690 en demandant à chacun de s’enregistrer sur son lieu de naissance, sans quoi le gouvernement n’est pas capable de lever correctement les impôts. Elle sait également s’entourer de ministres dont elle s’assure de la fidélité, tel que l’un des fils de son mari et par une autre épouse, mais dont la mère ne possède pas un lignage suffisamment illustre pour permettre à son enfant de prétendre au trône.

L’empereur Temmu avait envisagé de construire une grande capitale sur un modèle chinois. Jitô met à bien se projet et installe la sienne à Fujiwara, il était en effet coutume de déplacer la capitale après la mort de chaque souverain, car la précédente était considérée comme frappée d’impureté par le trépas qui venait de s’y dérouler. 

Elle réforme également l’armée, élaborant les conditions de recrutement mais aussi d’entraînement des troupes. Elle régule la circulation des armes : celles-ci sont la propriété de l’état et ne doivent servir qu’à la guerre et à l’entraînement des troupes. L’armée se professionnalise ainsi sous son influence.

Jitô est également connue pour son ouverture d’esprit et sa tolérance religieuse. Ainsi, elle contribue très activement à la propagation du bouddhisme, notamment aux frontières de Kyushu et dans Hokkaido, tout au nord du Japon. Pour autant, elle continue de soutenir les cultes indigènes et adopte à la cour certains rites issus de traditions provinciales. 

L’impératrice est aussi une protectrice des arts. Elle donne fréquemment des banquets à la cour où se produisent de talentueux artistes venus de tout le pays. Elle promeut également les arts martiaux tels que l’équitation et le tir à l’arc qui trouvent leur place dans des rituels de cour où l’emphase est mise sur l’esthétique. Elle tient également à préserver les traditions orales de son pays. Ainsi, des récitations de l’histoire des familles illustres sont fréquemment données à sa cour. En 681, alors que l’empereur Temmu était encore en vie, une récitante (cet office était occupé par des femmes, mais le nom ambigu de cette personne laisse planer le doute sur son sexe) nommée Hieda no Are avait reçu l’ordre de mémoriser plusieurs récits oraux, afin de constituer une histoire du pays, et c’est sur ses performances qu’est plus tard basé le Kojiki (712), un récit cherchant à retracer l’histoire du pays depuis ses origines mythiques.

Sous son règne, la poésie acquiert une forme plus raffinée. L’impératrice en écrit d’ailleurs elle-même. Adorant voyager, elle visite la région de Yoshino neuf fois, elle en compose pendant ses excursions. Un de ses poèmes fait partie de l’anthologie de Cent poètes et un poème composée par Fujiwara no Teika (1162-1241) et donc du jeu de Karuta. D’autres ont été retenus dans l’anthologie du Man’yôshû.

Passé le printemps
L’été est venu me semble
Les immaculées
Robes sont mises à sécher
Au céleste Mont Kagu

(Poème de Jitô retenu dans les Cents poètes)


Démanteler l’ancien système tribal et le remplacer par la suprématie d’un seul souverain était l’objectif de ses prédécesseurs. Jitô a su le concrétiser, dotant le pays d’un véritable système légal et d’une bureaucratie, n’hésitant pas à mettre à contribution les apports d’immigrés chinois ou coréens en la matière.


Le poème de l'impératrice Jitô dans Cents poètes et un poème, 
(1840-1842), Utagawa Kuniyoshi



L’égale d’une déesse 


Pendant son règne, Jitô se sert de l’adhésion que suscitent toujours les anciennes croyances chamaniques, malgré la présence d’admirateurs de la Chine, pour unir les différentes factions et faire accepter son règne et sa vision. En effet, le souverain est considéré comme le descendant direct de la déesse du soleil. En 692, elle décide d’entreprendre un voyage très symbolique dans la province d’Ise, pour rendre hommage à sa divinité tutélaire, mais aussi pour inspecter sur le chemin les actions des différents gouverneurs locaux. L’impératrice décide de partir au printemps. Certains s’y opposent, lui demandant d’attendre que les paysans soient moins occupés aux champs, afin de ne pas perturber les travaux agricoles.

La souveraine refuse. Partir en hiver ne correspondrait pas à la mise en scène politique qu’elle souhaite élaborer. En effet, la province d’Ise est balayée par des vents glacés en cette saison. Quel paysan voudrait faire le long chemin depuis son village et attendre dans le froid, sur le bas-côté d’une route, pour voir passer le cortège impérial ? Organiser son périple pendant la saison vernale lui permet ainsi d’être vue, mais aussi de rallier les locaux à sa cause, de les pousser à lui octroyer de la main d’œuvre et des moyens pour ses projets, dont sa nouvelle capitale, le tout en échange de compensations. Comme il lui faut du bois, elle s’arrête dans la province d’Ômi et gagne l’adhésion des chefs locaux en échange de récompenses. L’initiative est un succès : le projet de construction de la capitale est mené à bien en 694 et la souveraine y gagne en prestige et son autorité est reconnue.

Jitô fait ainsi un usage politique des rites religieux et chamaniques et se sert de son statut de descendante de la déesse Amaterasu pour asseoir sa légitimité. Avec ce voyage, elle renforce le lien entre la famille impériale et la déesse solaire dont s’était servi son mari pour se légitimer. Ses partisans font l’association entre elle et la déesse du soleil. Ainsi, lors de l’inauguration de sa nouvelle capitale, le poète Kakinomoto Hitomaro livre une pièce où il compare Jitô à une déesse :

Notre sérénissime
Dame Souveraine
Gouverne et régit
Du monde sous le ciel
Les pays et les terres
Si nombreuses et pourtant
De la rivière entre les monts
La vallée fraîche et pure
Qui son cœur auguste 
Séduit pays de Yoshino
Où les fleurs se dispersent
Dans la lande d’Akizu
Où les piliers du Palais 
Solides Elle a plantés
Si bien que les gens
Du Palais aux cent assises 
Leurs barques en ligne
Le matin passent la rivière
Leurs barques à l’envi
Le soir passent la rivière
Et telle la rivière
Qui jamais ne tarit
Telles ces montagnes
Qui toujours plus haut s’élèvent
Près des eaux rapides
Le Palais de la cascade
Ne me lasserai de voir

(…)

Notre sérénissime
Dame Souveraine
Divine par nature
Agissant divinement
Dans le val où court
La Yoshinogawa
Son Palais altier
Altièrement construit
Elle a gravi
Et ses terres contemplées
Etagés Elle voit
Des monts la verte muraille
Et des dieux des monts
Voici le tribut offert
Venu le printemps
Ils les couronnent de fleurs
Et quand vient l’automne
Ils les couronnent de roux
Les dieux de la rivière
Qui va longeant le Palais
Pour l’auguste table
Ont proposé leurs services
Dans les eaux d’amont
Ils chassent au cormoran
Dans les eaux d’aval
Les filets ils ont tendus
Quand monts et rivière
Ainsi viennent la servir
Voilà bien l’âge des dieux 


Planche du manga de Satonaka Machiko


L’abdication


Le petit-fils de Jitô, l’empereur Monmu (r. 697-707), est prêt à prendre sa relève. Celle-ci lui laisse donc officiellement la place, elle est donc la première souveraine du Japon à recevoir le titre de dajô-tennô(soit « empereur-suprême »). Dans les faits, c’est elle qui conserve le pouvoir. Elle conseille aussi son successeur sur la politique à suivre, lui faisant bénéficier de son expérience.

C’est également en 701 qu’est promulgué le Code de Taihô, composé de six volumes de droit pénal et dix volumes de droit administratif, basé sur un prototype élaboré par l’empereur Tenji en 668. Ce sont les ajouts effectués par Jitô pendant son règne qui ont fait en sorte que celui-ci puisse être finalement applicable, l’impératrice démontrant de nouveau ici l’ampleur de ses capacités légales et politiques. Ceci est un pas de plus sur la voix d’un état unifié obéissant à une seule loi. Ainsi, elle achève la dynamique de création d’un état bureaucratique sur le modèle chinois engagée sous le règne de Suiko.

Jitô meurt en 703 et est ainsi réunie avec son époux, dont elle partage la tombe, un cas unique. Sous son règne, le pays a atteint un degré de stabilité que ni son père ni son époux n’ont été capable d’atteindre. Les mythes rapportés notamment dans le Kojiki dépeignent une femme puissante, qui règne sur le ciel et dont l’énergie pacifie le monde. Celle-ci transmet la puissante épée qu’elle possède à son petit-fils, Niningi, pour qu’il aille régner sur les humains. Il s’agit de la déesse Amaterasu. Il serait possible d’y voir l’influence de l’impératrice Jitô, notamment dans sa relation avec son successeur, entre un jeune souverain et une impératrice puissante et expérimentée qui lui montre la voie et l’instruit de sa mission. Quoi qu’il en soit, il est possible d’affirmer que « Temmu et Jitô sont les véritables fondateurs de la monarchie impériale japonaise » (Pierre François Souryi).


Tombe de Temmu et Jitô (source : *)


Conformément au résultat du sondage, le prochain article portera sur Kasuga no Tsubone. De simple nourrice du troisième shôgun de la dynastie Tokugawa, elle devient une femme redoutée grâce à son intelligence et son absence de scrupules

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Articles liés 




Sources 

Sieffert René (trad.), Man.yôshûLivres I à III, Paris,Livres I à III, Editions de l’UNESCO, coll. «Oeuvres représentatives », 1997.


Bibliographie

Articles universitaires

Akima Toshio, « The myth of the goddess of the undersea world and the tale of empress Jingū’s subjugation of Silla », Japanese journal of religious studies, vol. 20, n°2, 1993, pp. 95-185.


Ouvrages 

Aoki Michiko Y., « Jitō Tennō, the female sovereign », Mulhern Chieko Irie (éd.), Heroic with grace legendary women of Japan, New York, East Gate, 1991, p. 40-76.

Beard Mary R.,The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

Souyri Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.



samedi 1 septembre 2018

Zenshin-ni : la religieuse qui ouvrit la voie

Petite annonce avant de commencer : Onna Kagami possède sa propre page Facebook ! Je vous y donne rendez-vous si vous souhaitez être informés de l’actualité du blog ou voter aux sondages. 


Vous avez voté et la gagnante est Zenshin-ni (née vers 574- date de décès inconnue), la première personne à être devenue religieuse bouddhiste au Japon, hommes et femmes confondus. Jeunes fille précipitée au cœur d’une lutte de pouvoir, elle ne renonce pas à sa foi malgré les épreuves qu’elle doit affronter et joue un rôle essentiel dans l’enracinement et la diffusion de sa religion dans l’archipel. Cet article est un peu plus court que les autres mais les détails de sa vie sont peu nombreux, j’espère qu’il vous plaira quand même.

Statue de la nonne Chujô-hime, époque d'Edo (source : *)



L’arrivée du bouddhisme au Japon


Jusque-là, le Japon ne connaissait que sa religion indigène, le shintoïsme, un culte animiste fondé sur la croyance en des divinités nommées kami. Le fait est qu’une autre foi se diffuse chez ses voisins, il s’agit du bouddhisme. Celui-ci se propage en Chine dès le Iersiècle et atteint les royaumes coréens à partir du IVe. L’un d’entre eux, Silla, en fait d’ailleurs sa religion officielle aux alentours de 535. Si des moines venus de la péninsule ont déjà commencé à prêcher dans l’archipel, le débat sur le bouddhisme commence véritablement à partir de 538 (ou de 552) car le roi de Paekce (un autre royaume coréen) fait parvenir à l’ôkimi (titre du dirigeant japonais, l’appellation empereur/tennô n’existait pas encore à cette époque) une statue du Bouddha accompagnée de soutras. 

Cet événement déclenche alors une vive querelle. Quelle place faut-il donner à ce culte étranger ? Des factions vont alors s’opposer, entre pro et anti bouddhisme. D’un côté le clan Soga, qui se montre favorable à cette religion, et de l’autre les Mononobe qui considèrent qu’adopter un culte étranger risque de provoquer le courroux des kami, d’autant que cette famille était en charge des cultes shintoïstes et ne veut pas perdre son prestige. La réalité est néanmoins plus complexe que cela, il apparaît que les Mononobe vénéraient eux aussi le Bouddha de manière privée. Si la religion est l’une des causes de cette opposition, elle sert également de prétexte à cette lutte de pouvoir.


L’avènement d’une nonne


Néanmoins, les Soga restent minoritaires dans leur attachement au bouddhisme et des répressions ont lieu en 569 suite à une épidémie. Des temples et des pagodes sont ainsi détruits. Saga no Umako, l’oncle de l’ôkimi Suiko, possède une statue bouddhique venue de Paekce et souhaite lui rendre un culte. En outre, il est malade et pense que cela peut l’aider à se rétablir. Il fait ainsi construire un sanctuaire dans sa demeure. Cependant, il lui faut quelqu’un pour s’occuper des prières et des cérémonies. Une jeune fille de onze ans (ou de douze ou dix-sept selon les sources) est choisie pour cela. Elle se nomme Shima et est la fille Shiba Tatto, un immigré venu de Chine. Elle devient alors nonne sous le nom de Zenshin-ni (soit « nonne Zenshin ») et est ainsi la toute première religieuse bouddhiste ordonnée au Japon. Deux autres jeunes filles, Ishime et Toyome, deviennent nonnes à sa suite et prennent respectivement les noms de Ezen-ni et Zenzô-ni. Un ancien moine venu de Corée est là pour les former les aider à remplir leur mission. Dans les faits, cette ordination ne respecte pas les règles traditionnelles du bouddhisme puisqu’il aurait fallu la présence de dix moines et de dix moniales pour mener à bien la cérémonie.

Le fait que ce soit une femme qui ait été choisie pour cette fonction n’a rien d’anodin. En effet, elles étaient à cette époque des figures centrales dans la vie religieuse du pays. Ceci évoque tout d’abord le rôle joué par les prêtresses chamanes, les miko, dans le shintoïsme et s’appuie sur une croyance en la puissance spirituelle et magique des femmes, qui seraient capables de communiquer avec les divinités pour voir leurs prières exaucées ou d’apaiser les mauvais esprits, une idée qui imprègne les mythes et les traditions indigènes japonaises. 

Le grand bouddha du temple Tôdai-ji, Nara (photo personnelle)


Trois religieuses dans la tourmente


Malheureusement, les évènements de 569 se reproduisent et une implacable épidémie commence à ravager le pays. Les trois nonnes deviennent ainsi des victimes collatérales de cette catastrophe ainsi que des rivalités entre Mononobe et Soga. En effet, c’est la religion étrangère qu’est le bouddhisme qui est jugée responsable de la situation. Mononobe no Moriya se rend à la demeure d’Umako, fait brûler la pagode et détruire la statue bouddhique qui est jetée dans un canal. Zenshin-ni et ses deux compagnes sont faites prisonnières. Suprêmes outrage, elles se voient dépouillés de leurs robes sacerdotales et sont jetées dans une geôle dont elles ne sortent que pour être publiquement fouettées sur un marché. Néanmoins, les trois jeunes filles ne flanchent pas sous les traitements cruels auxquels elles sont sujettes et demeurent déterminées dans leur volonté de suivre les enseignements du Bouddha.

 La situation finit par s’apaiser car le souverain tombe lui aussi malade. Puisque la destruction du lieu de culte n’a pas empêché la maladie de s’en prendre à lui, il finit par autoriser Umako à vénérer le Bouddha dans sa maison, d’autant que celui-ci est toujours souffrant. Les trois nonnes captives sont alors libérées et peuvent reprendre leurs activités. Entre temps, l’ôkimi Yômei (règne de 585-587) montre son intérêt pour le bouddhisme, cependant il décède deux ans après son intronisation. Le conflit entre les Soga et les Mononobe resurgit de plus belle, et résulte en l’anéantissement de ces derniers. Shunshun (r. 587-592) monte sur le trône mais proclame la supériorité du shintoïsme, il aurait ainsi été assassiné sur ordre des Soga. C’est suite à cela 593 que Suiko est choisie pour régner afin de ramener l’harmonie et devient ainsi la première femme ôkimi.


Le voyage en Corée


Zenshin-ni se montre résiliente et n’a perdu en rien son attachement à sa foi et son désir de la propager, ni sa volonté d’apprendre. Elle fait part à Umako d’une décision qui révèle sa détermination : elle souhaite se rendre à Paekce pour y étudier et devenir une nonne à part entière, ce qui va également lui permettre de former d’autres religieux. C’est en 588 qu’elle et ses compagnes embarquent sur le navire d’un ambassadeur qui rentre chez lui. Zenshin-ni a lors seize ans, ou vingt et un selon les sources. Zenshin-ni, Zenzô-ni et Ezen-ni marquent alors de nouveau l’histoire de leur pays, car elles sont les premières ressortissantes japonaises à se rendre en Paekce pour y recevoir des enseignements. 

Elles partent du port de Naniwa (actuelle Osaka) et s’embarquent pour un long voyage. Il leur faut deux mois en bateau pour atteindre la péninsule coréenne et ensuite remonter le fleuve Kum sur plusieurs dizaines de kilomètres. Leur arrivée à laissé des traces dans la mémoire de leur pays d’accueil : une fresque d’un temple représente la venue en bateau des trois nonnes. 

Carte des trois royaumes de Corée au Vsiècle (source : *)



Admises dans un temple, les trois religieuses peuvent alors commencer à recevoir des enseignements poussés. Elles étudient les préceptes de leur foi et sont officiellement ordonnées. C’est finalement en 590, au terme d’un voyage riche en apprentissages, qu’elles rentrent finalement chez elles.


Enraciner la foi


Zenshin-ni a passé le reste de sa vie à contribuer à la diffusion du bouddhisme dans son pays et s’impose comme une autorité spirituelle. Elles fonde tout d’abord le Sakurai-ji (ou Toyura-dera), le plus ancien monastère féminin (amadera) du pays et s’y installe avec ses compagnes. Les trois nonnes se montrent également très actives : elles ordonnent onze autres religieuses l’année de leur retour. Zenshin-ni a également formé et ordonné son propre frère qui devient ainsi tout premier moine bouddhiste japonais, Tokusai-hôshi. Le fait de la doter de religieux mais aussi de lieux de culte contribue fortement à ancrer cette religion dans les mentalités et le paysage local. 

De plus, en 593, Suiko monte sur le trône. Celle-ci se montre également très favorable à cette foi venue de l’étranger, dont elle est elle-même une fervente adepte, et fait construire des temples. En 606, lors de l’inauguration de la statue du temple Asuka-dera (Hôkô-ji), la souveraine aurait d’ailleurs loué l’action de Zenshin-ni, qui a propagé les enseignements du Bouddha et incité de nombreuses personnes à embrasser cette foi.

L’année du décès de Zenshin-ni est inconnue, néanmoins il est possible de mesurer son influence grâce à l’engouement qu’elle a généré.


Les héritières de Zenshin-ni


Les chiffres sont éloquents et révèlent l’impact du parcours de Zenshin-ni. En 623, l’on comptait 569 nonnes et 816 moines. En 674, l’empereur Temmu organise un rassemblement de 2400 nonnes. Le prince Shôtoku, neveu de Suiko aurait fait construire sept temples dont cinq réservés aux femmes, dont l’un, le plus fameux, Chugu-ji, existe encore aujourd’hui et possède d’ailleurs une superbe statue bouddhique en bois considérée comme un trésor national. D’autres femmes prennent également le relais de cette aventure, telle que l’impératrice consort Kômyô (701-760) qui soutient en 740 la fondation de plusieurs temples dirigés par des nonnes. Chacun compte au début dix nonnes, chiffre qui passe à vingt en 766. Ces établissements reçoivent des donations financières de la part du gouvernement. Kômyô devient d’ailleurs également religieuse en 749.

Le temple Chûgû-ji (source : *)


Statue du boddhisattva Miroku conservée au Chûgû-ji
(source : *)


A part son voyage en Corée, peu d’éléments de la vie de Zenshin-ni sont connus. Pourtant, cette fille d’immigré chinois a joué un rôle considérable dans l’histoire religieuse de son pays, sa détermination devant l’épreuve et sa volonté d’étudier ont été essentielles et ont lancé un processus qui a permis que le bouddhisme soit pleinement accepté au Japon et aussi de générer toute l’effervescence, construction de temples et de superbes œuvres d’art, qui a suivi. Zenshin-ni est donc une pionnière, quelqu’un qui par ses convictions a montré le chemin et su engendrer l’envie de la suivre.

J’espère que cet article vous aura plu, je reprends les votes pour choisir le prochain, le sondage précédent ayant conduit à une égalité. Vous pouvez voter ici dans les commentaires ou sur la page Facebook du blog.

Qui fera l’objet du prochain article ?

-Kasuga no Tsubone (1579-1643): Nourrice et éminence grise du shôgun Tokugawa Iemitsu. Femme cruelle à l’intelligence politique redoutable.

-Jitô Tennô (645-703) : Puissante impératrice régnante, comparée à une divinité. Femme d’état habile, elle est à l’origine de nombreuses réformes.

A très bientôt !


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Sources Web 


« Histoire de Zenshin-ni », Asuka Japan Heritage, repéré à : http://asuka-japan-heritage.jp/global/fr/zenshinni/life/.

Reidy Jane, Heymann Juliette (trad.), « Les femmes dans l’histoire du Zen », Buddhaline, repéré à : http://www.buddhaline.net/Les-femmes-dans-l-histoire-du-zen.


Bibliographie 


Beard Mary R.,The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

Reynolds David K., Plunging through the clouds : constructing living currents, Albany, SUNY press, 1993.

Robinson Paula Kane, Women living zen : Japanese soto buddhist nuns, Oxford, Oxford university press, 1999.

Souyri Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.

Thakur Upendra, India and Japan, a Study in Interaction During 5th Cent.-14th Cent. A.D, New Delhi, Abhinav publications, 1992.