Le destin d’Izumo no Okuni (1572 ?-?) transcende
les nombreuses zones d’ombres de son histoire personnelle. N’écoutant que son
audace, cette femme a crée une nouvelle forme d’art, l’un des piliers majeurs
du patrimoine culturel de son pays. Elle est en effet la fondatrice d’un genre
théâtral à part entière : le kabuki.
Détail d'une peinture représentant Izumo no Okuni sur scène
Kabuki et travestissement
Le kabuki est une véritable institution au
Japon. Ce théâtre développé à l’ère Edo connaît de encore nos jours une grande
popularité. Sujets historiques, comiques, drames, histoires de fantômes… Cet
art dramatique qui se veut être l’alliance du chant (ka) de la danse (bu) et de
la technique (ki) traite de nombreux thèmes qui ont su plaire et s’adapter aux
préoccupations de leur temps. Certaines scènes, pièces célèbres et acteurs se
sont vus immortaliser par les artistes d’estampes ou ukiyo-e. La Seconde Guerre mondiale n’a pas ébranlé sa popularité
et la seconde moitié du XXe siècle a par exemple permis un renouveau
allant jusqu’à une modernisation s’inspirant parfois de techniques
occidentales.
Les premiers théâtres à proprement dit se sont
développés dans les villes d’Edo (Tôyô), Ôsaka et Kyôto. Le kabuki possède ses propres codes
stylistiques et une architecture caractéristique avec le hanamichi (chemin des fleurs) : passage surélevé qui permet aux
acteurs de traverser la salle, notamment pour faire leurs entrées, et d’être
ainsi admirés des spectateurs. Les costumes sont en général très travaillés
même si les décors restent relativement sommaires.
La particularité du kabuki est qu’il reste à l’heure actuelle joué uniquement par des
hommes. Les rôles féminins sont interprétés par des acteurs spécialisés nommés onnagata ou « forme de
femme ». Et pourtant, le premier kabuki
était joué par des femmes travesties en hommes.
Pour comprendre ce retournement de situation, il faut donc se pencher
sur l’histoire d’Izumo no Okuni.
Extrait d'une pièce de kabuki avec le comédien Bandô Tamasaburô
De la
prêtrise à la scène ?
La légende la fait naître en 1571 ou 1572. Elle aurait été une prêtresse (miko), au service du grand sanctuaire de
la province d’Izumo. Son nom signifie en effet « Okuni d’Izumo ». Son
père est un forgeron travaillant pour le temple. Le sanctuaire d’Izumo avait
pour coutume d’envoyer son clergé sillonner le pays afin de collecter des fonds
et c’est ainsi que la carrière d’Okuni aurait commencé. Elle parcourt les
routes avec certains de ses confrères pour récolter des donations en effectuant
des danses, notamment celle du nembutsu
odori ou « invocation au Bouddha Amida». Elle finit par arriver à
Kyôto où son talent la distingue très vite du lot et commence alors à obtenir
une véritable renommée personnelle.
Reconstitution du costume d'une miko du sanctuaire d'Izumo (source : *)
Okuni succombe peu à peu aux sirènes du succès, son
sanctuaire lui ordonne aussitôt de revenir. Qu’importe, elle choisit la voie
des arts et recrute également les meilleures artistes parmi les prêtresses
l’accompagnant. Sa troupe est fondée. Bien entendu, les autorités du sanctuaire
condamnent la décision d’Okuni qui se sert de leur personnel pour lancer son
propre projet. La riposte ne tarde ainsi pas à suivre : le père de la prêtresse
perd son emploi et est chassé de la province.
Que cette version soit la plus connue ne signifie pas
pour autant qu’elle est indiscutablement acceptée. De nombreux doutes
subsistent quant au fait de savoir si Okuni a été ou non une prêtresse. Peut-être
était-elle consciente de l’importance de gagner en respectabilité, c’est ce
pourquoi elle aurait raconté qu’elle était originaire d’Izumo, sanctuaire qui
comptait parmi les plus importants et influents du Japon.
Une fillette d’une dizaine d’années nommée Kuni
aurait dansé en 1582 la yayako odori
ou « danse des enfants » au sanctuaire de Kasuga à Nara. C’est cet
élément qui est généralement utilisé pour spéculer de la date de naissance
d’Okuni. Or, rien ne permet non plus de certifier qu’il s’agisse bien de la
même personne. Si c’est le cas, cela pourrait éventuellement conduire à penser
qu’elle ne serait même pas originaire d’Izumo mais peut-être de la région du
Kansai.
Ses rapports avec le milieu de la prostitution sont
également ambigus. Si le kabuki a par
la suite été récupéré par des prostituées, les informations se contredisent au
sujet du fait de savoir si Okuni en a été une à un moment de sa vie. Peut-être
a-t-elle été une de ces « prêtresses itinérantes » ou aruki miko, sans véritable
affiliation, qui pouvaient être
contraintes de se prostituer pour survivre. Quoi qu’il en soit, s’il est une
chose sure, c’est la date à partir de laquelle Okuni commence à monter ses
propres spectacles.
Okuni kabuki
En effet, c’est en avril 1603 que l’artiste et sa
troupe s’installent officiellement sur les bords asséchés de la rivière Kamo, à
Kyôto. Un lieu accueillant toutes sortes de marginaux et de performeurs. Il n’y
a au départ pas de véritable ligne directrice à son spectacle qui se compose
surtout de danses populaires et sensuelles effectuées par les femmes de la
troupe accompagnées de musique. L’atout principal de la représentation repose
sur la surprise créée par le côté extravaguant des comédiens. En effet leur performance est nommée kabuki odori. Il faut ici comprendre le
terme kabuki comme signifiant
« étrange » ou « inhabituel ». Tous ceux qui ont une
conduite hors-norme, en décalage avec les mœurs sont appelés à cette époque « kabukimono ».
Et ce sont ces personnes qu’Okuni imite dans sa
pièce. Celle-ci reste avant tout un esprit libre qui n’hésite pas à défier les
codes établis. Elle possède plusieurs rôles masculins dans son
répertoire : elle s’habille par exemple en moine et chante d’une voix
forte en frappant une cloche ou bien revêt elle la tenue d’un prêtre
shintoïste. Parfois au contraire, elle paraît dans une ravissante tenue
féminine. Son rôle le plus populaire reste néanmoins celui de l’excentrique
jeune homme. Okuni porte les cheveux courts et, dans la première partie du
spectacle, rentre sur scène habillée avec un pantalon à la portugaise, un rosaire
chrétien autour du cou, accessoire qu’elle a choisi pour le côté exotique de la
chose. Un acte quelque peu risqué compte tenu de la répression précédemment
exercée par Toyotomi Hideyoshi à l’égard des missionnaires chrétiens. Puis,
elle revient habillée en jeune guerrier à la mode, deux sabres passés au côté.
Son audace et la nouveauté que constitue ce spectacle sont les clefs de sa
réussite.
Peinture représentant probablement Okuni
Jusque-là Okuni est mariée à Sanjurô, qui se charge
de l’écriture des spectacles de la troupe. Cependant, le couple se sépare alors
que le groupe commence à engranger ses premiers succès. Okuni entame alors une
liaison avec le guerrier Nagoya Sanzaburô, lequel possède une scandaleuse
réputation de séducteur. Certaines rumeurs vont jusqu’à prétendre qu’il aurait
été l’amant de Yodo-dono et serait le véritable père de Toyotomi Hideyori, le
fils de cette dernière. Sanzaburô devient à la fois le compagnon mais aussi le
mécène d’Okuni. Grâce à son soutien financier celle-ci peut désormais se
procurer des instruments et des accessoires de qualité ainsi qu’une véritable
scène par exemple.
La présence de Sanzaburô lui permet ainsi de faire
évoluer son spectacle et de jouer des tableaux construits. L’un des plus
populaires est celui où Okuni, dans son costume d’homme, séduit la serveuse
d’une maison de thé tout en entonnant une chanson d’amour. Le kabuki d’Okuni joue sur l’inversion des
rôles ainsi que sur les ambiguïtés sexuelles qui en résultent. Les danseuses
sont travesties en hommes tandis que des interprètes masculins de farces sont
eux déguisés en femmes et se moquent des prostituées et de leurs danses. Cette
formule novatrice emmènera Okuni jusqu’aux plus hauts lieux.
Le triomphe
de l’art
Okuni séduit de nouveaux mécènes, tous de statut
élevé. Elle se produit devant de grands seigneurs et est même conviée à la cour
impériale pour faire montre de ses talents. Tokugawa Hideyasu, le deuxième fils
du shôgun Tokugawa Ieyasu, lui
demande de jouer devant lui dans son château de Fushimi et loue son excellence.
Sa séparation avec Sanzaburô ne la désarçonne pas. En
effet, c’est en 1604 que celui-ci se voit proposer par le daimyô de la province de Mimasaka d’entrer à son service. Sanzaburô
n’a en effet pas qu’une réputation de séducteur : il s’est également
distingué dans de nombreuses batailles. Okuni ne l’accompagne pas et demeure à
Kyôto pour y poursuivre ses activités artistiques. Le 5 avril 1604, Sanzaburô
est tué dans une rixe. La rumeur court qu’Okuni va abandonner le théâtre,
pourtant elle va trouver le moyen de transcender et de sublimer cette perte.
1605 : un large public est rassemblé devant une
scène au sanctuaire de Kitano. Apparaît alors un religieux en robe sombre, l’un
des travestissements prisés par Okuni. L’actrice entonne l’un des refrains
chantés habituellement par la fondatrice du kabuki.
Pourtant, il ne s’agit pas d’Okuni, mais simplement d’une des comédiennes de sa
troupe se faisant passer pour elle. Les femmes commencent alors à danser le nembutsu odori, l’invocation au Bouddha
Amida. Arrive alors sur scène un jeune homme qui se dirige vers la femme tenant
le rôle d’Okuni. Un échange d’instaure entre les deux, le nouveau venu se
présentant comme étant le fantôme de Nagoya Sanzaburô. Sauf qu’il s’agit cette
fois véritablement d’Okuni en personne qui entame une danse avec l’autre
comédienne.
En 1607, la carrière d’Okuni parvient à son sommet
puisqu’elle joue devant le shôgun lui-même
dans son palais à Edo.
Ancien costume d'Okuni au Jidai matsuri (source : *)
L'actuel costume d'Okuni, plus proche de ses habits de scène (source : *)
Imitations
et déclin
La nouveauté que représente le Okuni kabuki lui vaut d’être à de nombreuses reprises copié et
imité, notamment par des femmes qui revêtent des habits d’homme sur scène et
qui vont jusqu’à reprendre le nom d’Okuni.
Le style est notamment récupéré par les maisons de
prostitution où des courtisanes se produisent en costumes extravagants, parfois
même devant des aristocrates. L’art devient un prétexte pour promouvoir leurs
établissements. Le shôgunat voit la réappropriation de cet art par ce milieu comme
une menace pour l’ordre moral et public et interdit en 1629 aux femmes de
monter sur scène. Celles-ci sont alors remplacées par des wakashû ou de beaux adolescents travestis, cette fois en habits
féminins. Le gouvernement finit par décréter en 1652 que le kabuki ne doit être joué que par des
hommes (yarô) et être doté d’une
véritable construction dramatique et ne plus se baser uniquement que sur le
charme physique des interprètes, tout en mettant désormais l’accent sur la
technique afin d’en faire un art « respectable », débarrassé de tout
caractère licencieux.
Qu’a pensé Okuni du fait de voir les femmes bannies
d’une forme théâtrale qu’elle avait créée ? Aucune source ne peut affirmer
avec précision de ce qui est advenu d’elle. Peut-être serait-elle rentrée dans
sa province d’Izumo et, devenue nonne, aurait-elle vécu jusqu’à l’âge canonique
de 87 ans.
Son histoire a été adaptée en roman (publié sous
forme de feuilleton entre 1967 et 1969) par l’autrice Sawako Ariyoshi, lequel a
été traduit en anglais sous le titre de Kabuki
dancer. Quelques exemplaires sont encore en vente sur internet. Le récit
dépeint Okuni comme une femme pour qui l’art est un moyen de gagner son
indépendance et sa liberté et lie son histoire à celle des bouleversements qui
traversent le Japon à cette époque. L’autrice y fait le choix de montrer une
Okuni certes originaire de la province d’Izumo sans être pour autant une
prêtresse et se servant de cet élément pour bonifier sa réputation. Cependant,
Okuni ne vit que pour l’art et tient véritablement à se distinguer des
prostituées qui vont par la suite s’approprier sa création.
Il existe de nos jours toute une revue théâtrale
entièrement féminine au Japon, il s’agit du Takarazuka, créée en 1914.
Le prochain article couvrira l’histoire de la celle
qui est considérée comme la première impératrice régnante du Japon.
La ville de Kyôto a en 2003 érigé une statue d'Okuni au bord de la rivière Kamo
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Kawakami Sadayakko (1871-1946) : actrice et danseuse qui bouscula les codes en jouant du kabuki au Japon, mais aussi aux Etats-Unis et en France
Bibliographie
BEARD,
Mary R., The force of women in Japanese
history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.
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James R., BANHAM Martin, The Cambridge
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RHOADS Sharon (trad.), Her place in the
sun, women who shaped japan, Tôkyô, The East, 1973.
IWAO
Seiichi et al., Dictionnaire historique du Japon vol.11, Tôkyô, Publications de la
Maison Franco Japonaise, 1985.
SEIGLE
Cecilia Segawa, Yoshiwara : the glittering
world of the japanese courtesan, Honolulu, University of Hawaii press,
1993.
Merci pour cet article passionnant ! :)
RépondreSupprimerJe viens de voir votre commentaire, merci beaucoup je suis vraiment flattée :)
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