mercredi 26 juillet 2017

Ôtagaki Rengetsu, artiste et femme indépendante




Dans une époque restreignant la liberté des femmes, Ôtagaki Rengetsu (1791-1875) a su exister par elle-même, mue par son art et sa foi. Sa sensibilité poétique et sa résilience devant les épreuves de la vie ont assuré son passage à la postérité.


Rengetsu telle quelle est représentée au jidai matsuri 
(festival des âges) de Kyôto


Quelle paix pour les femmes ?


1603 : Tokugawa Ieyasu devient shôgun. Troisième unificateur du Japon, il en est désormais le maître et installe son gouvernement à Edo (future Tôkyô), l’empereur restant à Kyôto.  C’est le début d’une époque pacifiée qui dure jusqu’en 1868. Cependant la dynastie Tokugawa doit, pour se maintenir, s’assurer un contrôle parfait sur la société et créé pour cela une structure très rigide où chacun se voit attribuer une place bien définie. La population est divisée en classes sociales parmi lesquelles les guerriers forment une élite privilégiée néanmoins soumise au respect d’un certain nombre de codes afin de canaliser leur potentiel de violence. Les relations entre individus sont influencées par la philosophie du néoconfucianisme dont l’un des aspects fondamentaux est le respect de la hiérarchie : les femmes en pâtissent particulièrement.

Elles ont très peu de place dans l’historiographie de l’époque d' Edo, ce qui révèle un manque de considération certain de la part de leurs contemporains. Des manuels tels que Onna Daigaku (Grands enseignements pour les femmes) donnent à la fois des conseils pratiques pour être une bonne épouse mais insistent également sur le fait de s’en remettre aux hommes. Dans la classe guerrière, les femmes sont astreintes au respect de codes moraux très stricts et doivent se dévouer toutes entières à leurs époux et à leur maison. Elles sont d’ailleurs définitivement exclues de l’héritage ce qui les contraint à dépendre de leurs proches masculins. Elles continuent d’apprendre le maniement des armes, notamment de l’emblématique naginata, mais cela sert surtout à les renforcer afin de les préparer à jouer leur rôle domestique au mieux. L’une des seules opportunités pour elles de combattre effectivement est la vengeance.

Ce tableau reste à nuancer : il reste facile de divorcer et de se remarier même lorsque l’on est une femme de la classe guerrière. En outre, les relations entre les hommes et les femmes sont beaucoup plus égalitaires dans le reste de la société. Dans les campagnes par exemple, l’importance du travail féminin leur permet de s’assurer une véritable autonomie et de s’affranchir d’une certaine manière d’un rapport de subordination à un époux. L’art est également une autre parade. Les femmes continuent en effet de s’exprimer et de faire entendre leurs voix.  Elles écrivent de la poésie et jouent de la musique. Nombreuses sont également celles qui s’adonnent à la calligraphie. Les femmes voyagent aussi et écrivent pendant cette période de très nombreux journaux dans lesquels elles relatent leurs pérégrinations et transcrivent les poèmes qui leur ont été inspirés par leurs découvertes. Elles explorent notamment le pays en groupe afin de visiter par exemple de célèbres temples ou sanctuaires.

C’est donc la fin de cette époque que va vivre Ôtagaki Rengetsu, dans sa quête pour trouver sa propre voix.


Arai, (1845 ?), Utagawa Toyokuni III/Kunisada (1786-1864)
Une  femme avec son carnet de voyage


Future poétesse et artiste martiale


Née en 1791, celle qui est dans son enfance appelée Nobu (Rengetsu est son nom de nonne) serait la fille d’une geisha. Sa mère se marie peut après sa naissance et elle est donc adoptée par Ôtagaki Teruhisa, samouraï au service d’un temple de Kyôto.

Son éducation éveille ses capacités spirituelles et physiques. Très vite, elle développe ses nombreux dons. Le premier est la composition des waka (poèmes courts). Comme elle étudie la calligraphie et la littérature, elle se démarque également par sa sagesse et son intelligence. De plus, elle est élevée dans une famille guerrière et reçoit ainsi l’entraînement adéquat. C’est là aussi une réussite puisqu’elle excelle en arts martiaux. Il est ainsi possible de résumer cette personnalité cultivée et habile dans de nombreux domaines par la phrase suivante :

« Rengetsu était tout aussi capable de repousser des intrus et de maîtriser des ivrognes ennuyeux que de faire de la poésie et de procéder à la cérémonie du thé. »
(Source : bouddhismeaufeminin.org)

Pendant sa jeunesse, elle sert également au château de Kameoka où elle poursuit son apprentissage. Hélas, il lui faut bien vite retourner dans sa famille car de nombreuses épreuves l’attendent.


Une succession de tragédies personnelles


En 1807, Rengetsu rentre chez elle mais sa mère et son frère adoptif sont morts. Elle est alors mariée une première fois à l’âge de 16 ans à un jeune homme que son père avait adopté comme héritier mais cette union s’avère très vite être un véritable désastre. Son époux ruine sa famille au jeu et maltraite sa femme. Les trois enfants qu’elle a néanmoins de lui meurent peu après leur naissance. Rengetsu finit par se séparer de son époux en 1815.

Elle se remarie cependant en 1819 et trouve cette fois le bonheur et la stabilité. Ce qui ne dure hélas pas car elle se retrouve veuve en 1823 alors qu’elle est enceinte de son deuxième enfant. Elle décide alors de devenir nonne bouddhiste et de retourner vivre au temple chez son père avec ses deux enfants.  Elle prend alors le nom de Rengetsu qui signifie « Lotus lune ». C’est finalement en 1832, à l’âge de 41 ans, qu’elle se retrouve confrontée à la mort de l’homme qui l’avait adoptée et qu’elle avait aimé comme un père ainsi qu’à celle de ses deux enfants. Rengestu doit désormais trouver un moyen de donner un sens à sa vie et de surmonter ces épreuves. Et c’est en sublimant cette douleur qu’elle conquiert son indépendance.


Artiste libre et en vue


Dans son malheur, Rengetsu est désormais une femme sans attaches. De plus, le fait d’être une nonne lui octroie une certaine liberté. Elle ne peut pas demeurer au temple où elle a jusque-là vécu avec sa famille. Son nouveau lieu de résidence est le quartier d’Okazaki à Kyôto, lequel héberge de nombreux artistes. C’est tout d’abord sa poésie qui lui permet de se faire connaître : elle étudie avec certains de ses célèbres contemporains et il ne lui faut que quelques années pour que son talent soit amplement connu et reconnu.  Deux compilations de ses œuvres sont publiées vers la fin de sa vie, dont l’une est une collaboration avec son amie la poétesse Takabatake Shikibu. Cette nouvelle renommée lui attire également nombre d’admirateurs et tout un cercle commence à se former autour d’elle.

Plusieurs personnalités distinguées comptent parmi ses proches et Rengetsu s’intéresse également aux problèmes de son temps, notamment dans les domaines politiques et économiques. Ce sont en réalité ses relations, très impliquées dans ces affaires mondaines, qui la gardent informée des changements et des transformations. En effet, malgré tous ceux qui recherchent sa compagnie, Rengetsu désire avant tout une vie solitaire et préservée de l’agitation, même si elle apprécie néanmoins de côtoyer certains de ses confrères artistes. C’est pour cela qu’elle n’hésite pas à déménager, souvent plusieurs fois par an, afin de pouvoir se tenir loin des visiteurs non désirés et pouvoir goûter un peu de calme.

Il faut dire que la diversité des talents de Rengetsu force l’admiration. Elle ne se contente pas simplement d’écrire des poèmes mais développe également les compétences acquises pendant sa jeunesse. Ainsi, elle s’illustre également par son style distinct de calligraphie, lequel est caractérisé par la finesse virtuose de ses traits. Ce n’est pas tout. En effet, Rengetsu est aussi peintre et n’hésite pas à illustrer ses vers. Elle choisit le plus souvent de dépeindre des paysages, des oiseaux et des fleurs. Son travail est ainsi célébré dans des ouvrages recensant les plus grands poètes, calligraphes et peintres et de la capitale.








Quelques oeuvres de Rengetsu




Un esprit créatif et innovant


Alors qu’elle approche de la cinquantaine, Rengetsu marque le paysage artistique de son pays en se lançant dans une activité manuelle et artisanale : la poterie. Elle se tourne vers des professionnels de sa ville pour obtenir les matériaux dont elle a besoin. Là-aussi, elle apporte une touche unique à son travail car elle décore ses productions de ses propres poèmes. Ses créations rencontrent très vite un grand succès : Rengetsu est après tout déjà connue pour son talent pour les lettres. Sa féminité y contribue également car elle constitue une nouveauté dans un monde jusque-là très masculin.

La demande est telle qu’elle doit recruter des assistants afin de pouvoir tenir le rythme. Plus encore, des copies commencent à être fabriquées par ceux qui y voient une opportunité de faire du profit. La renommée des poteries de Rengetsu est telle que d’autres continuent à être produites dans le même style bien après sa mort.



Exemples de poteries réalisées par Rengetsu



Rengetsu est ainsi curieuse et s’intéresse à un grand nombre de domaines. Elle avait par exemple envisagé d’enseigner le jeu de go avant de se rétracter, craignant que des élèves masculins ne se montrent rétifs à l’idée d’apprendre d’elle. Cependant, elle a aussi su contourner les limitations de son époque et se faire une place en son propre nom. Malgré son désir de solitude, elle fait également preuve de beaucoup de compassion pour ses semblables en collectant par exemple de l’argent au profit des victimes de désastres.

C’est finalement en 1865 qu’elle s’installe près du temple Jinkô-in au nord de Kyôto afin d’y passer sa vieillesse. Elle meurt en 1875 à l’âge de 84 ans. Rengetsu maîtrisait les arts martiaux, elle était peintre, poétesse et calligraphe et a rencontré les grands de son monde, hommes d’État comme artistes. Malgré les deuils et les épreuves, elle a su se reconstruire et créer, laissant derrière elle une production incroyablement riche et diversifiée qui la classe notamment parmi les plus grands poètes japonais du XIXe siècle.


La vénérable nonne Rengetsu dans son hermitage au village de Shogo
Tomioka Tessai (1837-1924)




Pour le prochain article, qui paraîtra en septembre, nous restons à l’ère Edo mais nous remonterons dans le temps pour rencontrer la fondatrice d’une nouvelle forme théâtrale, une audacieuse prêtresse.


Quelques poèmes de Rengetsu


Trente ans après la mort de mon époux

L’évanescence de
Ce monde flottant
Je la ressens encore et toujours :
La plus grande difficulté
Est d’être celui qui reste.

Confinement hivernal au village Shigaraki

La tempête de la nuit dernière a été violente
Comme je peux le constater ce matin
À l’épaisse couverture de neige
Me levant pour allumer les copeaux de bois
Dans le village solitaire de Shigaraki

Une journée de grêle

Est-ce que le papier
Sur ma petite fenêtre de fortune
Va supporter les assauts des grêlons ?

Retraite montagneuse en hiver 

Les petits kakis du Japon séchant au-dehors
Sous les avant-toits de mon ermitage
Sont-ils en train de geler ce soir dans la tempête hivernale ?


Sources


Ecrites

GORDON-LENNOX Jeltje, Funérailles : cérémonies sur mesure, Genève, Labor et fides, coll. « Spiritualité », 2011.


Web

The Rengetsu circle, (http://rengetsucircle.com), consulté en juillet 2017.


TREACE Bonnie Myotai, « Rengetsu, la nonne poétesse », Bouddhisme au féminin, 16 janvier 2016, (http://www.bouddhismeaufeminin.org/rengetsu-la-nonne-poetesse/), consulté en juillet 2017.


Bibliographie


AMDUR Ellis,  Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.

BEARD, Mary R., The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

SMITH Bonnie G. et al., The Oxford encyclopedia of women in world history volume 1, Oxford, Oxford university press, 2008.

SOUYRI Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.

TURNBULL Stephen, Samurai women 1184-1877, Oxford, Osprey Publishing, 2010.

Travaux universitaires

YABUTA Yutaka, Rediscovering women in Tokugawa Japan, Edwin O.Reischauer institute of Japanese studies, Université d’Harvard, 2000.



samedi 15 juillet 2017

Yodo-dono, châtelaine indomptable





La dame de Yodo, (1873), Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892)


Détentrice d’un château construit pour elle seule, femme fière et déterminée, mère ambitieuse, Yodo-dono (1567/ 1569 ?-1615) a vécu la fin d’une époque tumultueuse et tenté d’y survivre en gardant la tête haute.


Une femme des provinces en guerre


 C’est en 1467 que débute la guerre d’Ônin qui voit l’effondrement du contrôle du shogunat (gouvernement guerrier établit en l’espèce à Kyôto) des Ashikaga. Le Japon éclate à la suite de celle-ci en une multitude de fiefs contrôlés par des clans rivaux avec à leur tête des daimyô (seigneurs féodaux). L'époque de guerre civile qui commence à partir de 1477 appelée « Sengoku » soit « provinces en guerre ». Ce contexte d’instabilité excite les ambitions personnelles comme celles d’Oda Nobunaga (1534-1582) issu de la province d’Owari. Ce premier unificateur du Japon se lance très vite dans une série de conquêtes qui accroissent sa suprématie. D’autres hommes suivent par la suite ses traces.

Quelle peut-être la place d’une femme en ces temps troublés ? Celles-ci tiennent une position ambivalente : victimes de la violence, elles y contribuent également avec férocité. Dans ce pays instable elles servent à sceller les alliances entre clans. Ce qui les expose en cas d’un retournement ou d’un changement de fortune et occasionne parfois de véritables dilemmes comme le prouve l’histoire de Yodo-dono. En cas de défaite, notamment de la chute d’un château, les femmes se suicident parfois en masse afin de s’éviter le déshonneur de la capture ou, pire encore, le viol. Des femmes du château d’Hachiôji se jettent par exemple dans les douves et en 1577 Ueno Tsuruhime se suicide avec 33 autres femmes car elles n’ont pas pu mourir au combat. Les femmes demeurent l’une des cibles les plus privilégiées de la violence de guerre.

 Cependant, elles sont également préparées pour y faire face. Celles de la classe guerrière (buke) apprennent le maniement de la naginata  (hallebarde), du kodachi (sabre court), du kaiken (court poignard) qui sert au jigai (suicide féminin rituel) et également dans certains cas de l’arc. Elles défendent villes et châteaux quand les hommes sont partis. De nombreux témoignages de cette époque rapportent la présence d’unités féminines menées par des épouses de seigneurs locaux. En l’absence du propriétaire d’un château, c’est sa femme qui doit prendre le commandement et en assurer la défense face aux éventuels assaillants. Ce qui donne lieu à de nombreux exemples de bravoure comme la défense du château de Tsurusaki par Myorin-ni en 1586, celle d’Oshi par Narita Kaihime en 1590 ou de Numata par Komatsuhime en 1600.

Autre aspect guerrier plus méconnu et pourtant essentiel : les femmes sont bel et bien présentes dans les armées. Les os de guerriers ayant participé à la bataille de Senbonmatsubara en 1580 ont été exhumés et un tiers d’entre eux étaient ceux de femmes. D’autres études ont été conduites et ont donné un résultat similaire : environ 30% de femmes parmi les corps retrouvés. Or, il s’agissait bien de champs de bataille et non pas d’une situation de siège. Cette présence féminine dans les armées reste dans la continuité des phénomènes observés aux XIIIe et XIVe siècles notamment.

Enfin, les femmes haut placées dans l’aristocratie guerrière disposent de pouvoirs étendus : gérer les ressources et les finances de la demeure, pouvoirs de justice, maintenir l’ordre dans le château… Kitagawa Tomoko souligne ainsi que les femmes de cette époque méritent tout autant l’appellation de « samouraï » que les hommes.


Une enfance troublée par la violence de guerre


Celle qui va devenir Yodo-dono est connue dans son enfance sous le nom de Chacha. Sa mère, O-Ichi no Kata (1547-1583) est la sœur d’Oda Nobunaga qui l’a mariée à un daimyô du nom d’Azai Nagamasa (1545-1573) afin de servir de garante de la paix entre les deux clans qui avaient précédemment été en conflit. Chacha a deux jeunes sœurs : Hatsu (O-Hatsu) et O-Eyo (aussi appelée Gô). Or, très vite les femmes de la famille se retrouvent prises dans le conflit et les rivalités soulignées plus tôt : le daimyô de la province d’Echizen refuse de s’allier à Oda Nobunaga et Azai Nagamasa se retourne alors contre son beau-frère en décidant de joindre ses forces à celles du récalcitrant.

O-Ichi, est désormais déchirée entre deux allégeances rivales. Elle et son mari sont attaqués par Oda Nobunaga au château d’Odani en 1573. O-Ichi et ses enfants sont épargnés et elle est autorisée à rejoindre son frère, vaincu Azai Nagamasu choisit de se suicider. Les fils d’O-Ichi sont néanmoins mis à mort. Aussi la vie de Chacha est elle marquée dès le début par l’image fatale d’un château assiégé et de la séparation. Pendant dix ans, elle et sa famille vivent sous tutelle de Nobunaga. Cependant ce dernier est trahi par son vassal Akechi Mistuhide, et tué au temple Honno-ji en 1582. Deux de ses généraux : Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) et Shibata Katsuie s’affrontent alors violemment. O-Ichi doit penser au futur de ses filles. Elle est poussée par l’un des fils de son frère à épouser Katsuie afin d’assurer la loyauté de celui-ci au clan Oda face à l’appétit de pouvoir d’Hideyoshi.

Cependant, le scénario se répète et c’est en 1583 qu’Hideyoshi assiège les deux époux dans leur château. Hideyoshi propose d’épargner O-Ichi et ses filles mais cette fois l’issue est différente : O-Ichi refuse d’en réchapper car elle sait que l’ennemi souhaite faire d’elle sa concubine. Elle choisit de se suicider avec son mari dans leur château en flammes. Auparavant O-Ichi confie ses filles à des hommes de confiance et les fait escorter hors de la demeure en leur confiant une lettre dans laquelle elle demande à Hideyoshi de promettre sur son honneur de prendre soin d’elles. Ce qu’il accepte. Ainsi, Chacha se retrouve orpheline, aux mains de l’ennemi responsable de la mort de sa mère et devant veiller sur ses deux sœurs.


Survivre


Hideyoshi loge les trois sœurs et fait garder leur maison. Il marrie Hatsu et Kogô mais il apparaît très vite qu’il a des plans pour Chacha. En 1588, il invite la jeune femme à venir regarder les fleurs de cerisier avec lui. Peu de temps après, il la fait chercher pour l’emmener vivre chez lui de façon permanente. Chacha devient ainsi la concubine d’un homme bien plus âgé qu’elle et qui plus est responsable du destin tragique de sa famille. Nièce d’Oda Nobunaga, elle offre à celui dont la puissance ne cesse de croître une légitimité supplémentaire.

 Cerisiers en fleurs à Daigo dans la province de Yamashiro, (1885), Yôshû Chikanobu (1838-1912)
Hideyoshi et Yodo-dono admirant la floraison des cerisiers


Hideyoshi a déjà d’autres concubines ainsi qu’une épouse légitime : Kôdai-in également appelée Nei (1546-1624). Cependant celle-ci ne lui a pas donné d’hériter. Or, Chacha donne l’année suivante naissance à un fils nommé Tsurumatsu ce qui améliore considérablement sa position. Cependant, elle reste inférieure en rang à Kôdai-in qui demeure l’épouse légitime et la maîtresse des lieux. Chacha est néanmoins déterminée à s’assurer sa place en ce monde.


Maîtresse en sa demeure


Pour lui avoir donné le fils qu’il attendait tant, Hideyoshi demande à Chacha ce qu’elle désire. Elle lui répond alors qu’elle souhaite avoir son propre château. Il lui fait donc construire celui de Yodo, entre Kyôto et Ôsaka et proche de la rivière du même nom. Le lieu devient la résidence personnelle de Chacha et elle en dispose entièrement. Elle est possiblement la seule femme de l’histoire japonaise à avoir ainsi possédé son propre château. Du fait de son installation en ces lieux, elle commence à être appelée Yodo-dono ou Yodogimi ce qui signifie « la dame de Yodo ».

Au rang des responsabilités de Yodo-dono, figure désormais l’administration sa propre demeure. La correspondance d’Hideyoshi montre qu’il défère en son absence son autorité à sa femme Nene, lui demandant de superviser ses gens et leurs activités. Yodo-dono se voit elle aussi attribuer par une lettre de 1590 les mêmes prérogatives dans son château. La même année elle accompagne Hideyoshi en campagne militaire à Odawara escortée par une superbe suite dont font notamment partie soixante suivantes à cheval. Elle suit le second unificateur du Japon dans certains de ses déplacements et celui-ci semble très épris d’elle à en juger par les lettres qu’il lui envoie.

Cependant, son fils décède en 1591. Hideyoshi fait de son neveu et fils adoptif Hidetsugu son héritier. Il se lance alors dans un grand projet : l’invasion de la Corée. Là encore, Yodo-dono l’accompagne sur le chemin de Nagoya ainsi sur Kôdai-in et plusieurs autres concubines.

La mort d’Hideyoshi survient en 1598. Celui-ci laisse un Japon plus ou moins stable et unifié. Bien qu’il ait obtenu en 1585 le titre de régent ou kanpaku, l’homme n’a pas réussi à se faire nommer shôgun. Il laisse derrière lui son jeune fils, tandis que la régence est confiée à un conseil de cinq anciens, dont Tokugawa Ieyasu (1543-1616).


Le principal soutien de son fils


Yodo-dono est déterminée à ne pas se retirer de la scène et part vivre au château d’Ôsaka, qu’avait fait construire Hideyoshi, avec son fils. Kôdai-in finit par quitter le château pour se faire nonne. Un épisode qui coute néanmoins à Yodo-dono car Kôdai-in bénéficie de beaucoup de soutiens de la part du clan Toyotomi, lesquels n’approuvent pas l’attitude et l’orgueil dont fait montre la mère de l’héritier, qui n'est qu'une concubine et pas l'épouse légitime. Ceci aggrave l'antagonisme entre les deux femmes.

Active politiquement, véritable meneuse dans la conduite de son clan, Yodo-dono possède alors un pouvoir considérable et demeure l’une des femmes les plus puissantes de son temps. Si la figure publique du clan Toyotomi est officiellement incarnée par Hideyori, il n’en reste pas moins que les documents privés de l’époque (journaux et lettres) révèlent que sa mère détient une influence véritable.

Sa détermination frôle parfois l’obstination alors même que sa position reste fragile dans cette époque troublée. Très vite, Tokuwaga Ieyasu cesse de cacher ses ambitions personnelles  et se retourne contre les autres régents. D’autant que Kôdai-in s’est associée à lui et lui permet ainsi de rallier un certain nombre d’anciens vassaux des Toyotomi. C’est ainsi que débute la campagne de Sekigahara en 1600 où Ieyasu écrase un certain nombre de ses opposants. Il est d’ailleurs nommé shôgun en 1603 ce qui fait de facto de lui l’homme le plus puissant du Japon. S’il continue de respecter certaines obligations : il vient présenter chaque année ses hommages à Hideyori, il marie sa petite fille Senhime à ce dernier, ce qui était d’ailleurs la volonté d’Hideyoshi, il cesse cependant très vite de préserver la façade et la suspicion de Yodo-dono envers lui ne cesse de croître car il est clair qu’il ne compte pas s’arrêter là.

Malgré cette méfiance, Yodo-dono prend soin de sa belle-fille, Sehime. Celle-ci est la fille de Kogô, la benjamine de Yodo-dono, laquelle a épousé Tokugawa Hidetada, le fils d’Ieyasu. Yodo-dono semble avoir nourri une affection sincère envers sa belle-fille. En effet, comme Senhime été mariée à 7 ans Yodo-dono joue en quelque sorte le rôle d’une mère pour elle. Elle lui fait donner la meilleure éducation possible et la comble de cadeaux précieux : des outils de cérémonie du thé, des livres de poésie…Yodo-dono lui organise également en 1605 un concours de poésie pendant lequel les deux femmes échangent leurs productions sous la forme de questions et de réponses :

Yodo-dono 

Le printemps arrive
Et je sors admirer la montagne
Des jeunes herbes
Qu’il est bon d’être sans soucis

Senhime

N’est-ce pas la paix du cœur qui fait venir le printemps ?


La superbe même dans la chute


Ieyasu a transmis son titre de shogun à son fils Hidetada. Il apparaît de plus en plus qu’il ne souhaite pas laisser de pouvoir aux Toyotomi mais compte bien créer sa propre dynastie. L’affrontement est clairement inévitable et les tensions débouchent sur le siège du château d’Ôsaka, bastion des Toyotomi, par les Tokugawa en 1614. Une situation que Yodo-dono ne connaît que trop bien. D’autant que celle-ci est psychologiquement douloureuse : la benjamine de Yodo-dono est dans le camp opposé, mariée à Hidetada. Senhime est retranchée dans un château assailli par son grand-père.

Yodo-dono n’abandonne pas son fils et demeure sa principale alliée. Elle et les siens pensent le château imprenable. Les Tokugawa sont néanmoins bien équipés. L’armée d’Ieyasu possède un canon européen, très puissant, et il ordonne de viser les appartements de Yodo-dono. L’explosion fait s’effondrer un pilier qui écrase dans sa chute deux dames de compagnie. La terreur suscitée par cet événement pousse Yodo-dono à se porter favorable pour négocier avec les Tokugawa. Entre de nouveau en scène la cadette de Yodo-dono, Hatsu, qui est devenue nonne après la sœur de son mari. En effet, celle-ci joue, avec une autre femme : O-cha no Tsubone du côté des Tokugawa, un rôle d’intermédiaire entre les deux parties pendant les négociations. Les Toyotomi acceptent un accord de paix qui les prive en réalité de leurs défenses et les laisse avec une garnison affaiblie.

Ieyasu revient d’ailleurs en 1615 pour écraser les dernières résistances de ses adversaires. Yodo-dono se démène pour aider son fils, faisant tout ce qui est en son pouvoir. Revêtant l’armure, elle monte sur les remparts du château. Mais sa détermination ne peut empêcher l’inévitable. Yodo-dono, Hideyori et Senhime se réfugient dans le donjon. Yodo-dono pourrait ordonner à Senhime de mourir aux côtés de son époux, mais elle la laisse partir sous escorte afin qu’elle puisse retrouver son père et son grand-père. Elle confie d’ailleurs à la jeune femme un message à destination d’Ieyasu : 

« Seigneur et maître, vous nous avez traité avec sévérité, mais nous ne vous rendrons pas la pareille… Reprenez votre Sen-Hime que vous chérissez. J’aurais pu l’emporter avec moi dans la mort où elle m’aurait suivie, par devoir, et par fidélité. Mais je vous la livre indemne. Sans doute pensez-vous que nous avons perdu la bataille. Il n’en est rien. La victoire nous appartient car notre dignité est sauve » (Fukumoto & Pigeaire : p.214).

C’est avec honneur et sang-froid que Yodo-dono périt. Elle et Hideyori se suicident. Yodo-dono connaît la même fin que sa mère : suicidée dans un château en flammes, mais invaincue. Le shogunat des Tokugawa n’a désormais plus d’adversaire, c’est une nouvelle ère, l’époque Edo (1603-1868), celle d’un Japon uni et pacifié qui s’ouvre. Quant au devenir de Kôdai-in et de Senhime, ceci fera l’objet d’autres articles.

Estampe de 1876 représentant possiblement le suicide de Yodo-dono 
par Toyohara Kunichika (1835-1900)


Celle qui divise


Compte tendu de son rôle dans ces évènements tumultueux, Yodo-dono est un personnage clivant. Beaucoup de rumeurs ont été propagées après sa mort par le clan Tokugawa et en font une femme scandaleuse aux mœurs dépravées. D’autres au contraire ont loué son caractère et sa beauté. Cette ambivalence est particulièrement visible dans les réappropriations artistiques qui ont été faites de son personnage. A la fois encensée et vilipendée, elle demeure un sujet favori des romanciers et dramaturges. D’une pièce de kabuki à l’autre elle peut devenir une femme hystérique à la santé mentale vacillante ou au contraire aimable et pacifique.

Elle est l’héroïne du très beau roman historique Le château de Yodo, de Yasushi Inoue, paru aux éditions Philippe Picquier. Elle apparaît également dans la série télévisée de la NHK Gô, himetachi no sengoku (Gô, les provinces en guerre des princesses) diffusée en 2011 qui est centrée sur la benjamine de la fratrie. Un film japonais Chacha tengai no onna lui a également été consacré en 2007.

Le comédien Nakamura Utaemon dans le rôle de Yodogimi, (1935), Natori Shunsen (1886-1960)

Image du film Chacha tengai no onna

Rie Miyazawa dans le rôle de Yodo-dono dans la série télévisée Gô himetachi no Sengoku


Le prochain article suivra les pas d’une artiste et nonne bouddhiste à l’ère Edo.


Sources


WATE John, Takeko et les guerrières samurai (Samurai warrior queens), documentaire, Smithsonian channel, 2015.

Bibliographie


Ouvrages sur l’histoire japonaise

AMDUR Ellis,  Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.

BEARD, Mary R., The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

FREDERIC Louis, Le Japon dictionnaire et civilisation, Paris, Robert Laffon, coll. « Bouquins », 1996.

FUKUMOTO Hideko, PIGEAIRE Catherine, Femmes et samouraï, Paris, Des Femmes, 1986.

HIGUCHI Chiyoko, RHOADS Sharon (trad.), Her place in the sun, women who shaped japan, Tôkyô, The East, 1973.

TURNBULL Stephen, Samurai women 1184-1877, Oxford, Osprey Publishing, 2010.

TYLER Royall, « Tomoe, the woman warrior », MULHERN Chieko Irie (éd.), Heroic with grace legendary women of Japan, New York, East Gate, 1991, p. 129-150.

WATSKY Andrew Mark, Chikubushima : deploying the sacred arts in Momoyama Japan, Seattle, University of Washington press, 2003.




Travaux universitaires

CONLAN Thomas, The culture of force and farce : Fourteenth century japanese warfare, Edwin O. Reischauer institute of Japanese studies, Université d’Harvard, 2000.

KITAGAWA Tomoko, Kitanomandokoro : A lady samurai behind the shadow of Toyotomi Hideyoshi, Thèse, Département d’études asiatiques, University of British Columbia, 2006.