Kawakami Sadayakko (1871-1946), également connue sous le nom de Sada Yacco, est une actrice et danseuse japonaise dont l’histoire relie l’Orient et l’Occident. Sa tournée aux Etats-Unis et en Europe fait en effet d’elle une vedette et ses performances inspirent de nombreux artistes.
Kawakami Sadayakko (source : *)
Une geisha intrépide
Sadayakko nait le 18 juillet 1871 à Tokyo, elle est la dernière d’une fratrie de douze enfants. Son père exerce différents métiers, dont celui de prêteur sur gages mais il finit par faire faillite, ce qui le contraint à faire adopter sa fille par une maison de geishas. La jeune fille y apprend alors tous les arts traditionnels faisant partie du métier : danse, chant, jeu du shamisen, cérémonie du thé, arrangement floral. Elle connaît ainsi des chorégraphies dérivées du théâtre kabuki et des chansons en vogue dans son milieu. Elle se démarque alors très rapidement et anime déjà des banquets à l’âge de quatorze ans. Son mécène est d’ailleurs le premier ministre Hirobumi Itô (1841-1909). Pendant son temps libre, elle se consacre à l’équitation, où elle excelle, au judo, au billard, à la danse occidentale, aux jeux de hasard et adore prendre des bains de mer et boire du saké. Elle est d’ailleurs surnommée « La femme-Saigô » en référence à Saigô Takamori (1828-1877), meneur de la rébellion de Satsuma en 1877, qui était connu pour son tempérament très énergique. Elle tient en effet à faire preuve d’indépendance dans sa vie personnelle. Un acteur qui l’a côtoyée écrit d’ailleurs dans ses mémoires :
« Je suis souvent sorti avec elle. Au restaurant, Sada ne voulait jamais que je paye, ou alors elle partageait l’addition. Elle ne voulait pas que les autres paient pour elle. »
Sadayakko fait également ses débuts sur les planches, elle joue ainsi pour la première fois lors de l’inauguration du théâtre de la Société de réformation des arts dramatiques, dont font partie des journalistes et des financiers très importants de son époque. En effet, beaucoup souhaitent transformer, moderniser, le théâtre kabuki. Chaque année, elle monte ainsi sur scène afin de récolter des fonds pour les pauvres, elle s’engage ainsi à vendre pour mille yens de billets en un seul jour. La comédienne apprécie particulièrement de jouer des rôles masculins et plus particulièrement ceux des hors-la-loi. Elle bouscule les conventions par son attitude car le kabuki est un art réservé aux hommes, bien qu’à l’origine fondé par une femme : Izumo no Okuni.
Elle rencontre son futur époux, Kawakami Otojirô (1864-1911), de sept ans son aîné, alors que ce dernier, ancien conteur, joue une pièce de théâtre avec sa troupe. Tous deux se marient ainsi en 1894. Otojirô rêve d’exporter le théâtre japonais aux Etats-Unis et décide de se rendre à San Francisco. Sadayakko le suit. Cependant, elle est la seule femme dans une troupe composée d’hommes et doit obtenir une autorisation de l’empereur en personne pour pouvoir se produire avec eux. Cela ne l’arrête pas et, son approbation obtenue, l’actrice est prête à révéler au monde son talent.
Otojirô et Sadayakko (source: *)
De l’autre côté des mers
La troupe arrive à San Francisco le 23 mai 1899. Le décalage culturel se fait ressentir. Sadayakko raconte à ce sujet :
« L’émotion m’a coupé les jambes. J’avais l’impression que nous étions dans un autre monde ou dans le ciel. (…) D’abord, je fus choquée par le bruit, celui des trains, des tramways, des voitures. Puis les immeubles me frappèrent : ils étaient si haut qu’on ne pouvait pas voir le soleil. Et si l’on ne marchait pas main dans la main on risquait de se perdre. »
Arrivés sur face, ils font néanmoins face à un imprévu. Toutes les affiches montrent Sadayakko comme étant l’héroïne de la représentation alors qu’elle n’est que la femme de l’acteur principal. Les artistes n’ayant aucun moyen de faire rectifier cela, la comédienne devient à partir de ce moment le visage de la troupe. Son mari doit mettre en scène de nouvelles pièces afin de lui faire tenir le premier rôle. Les représentations sont un succès, mais l’imprésario de la troupe, un avocat japonais, vole la recette. Les comédiens se retrouvent alors sans le sou et doivent impérativement renflouer leurs caisses s’ils veulent pouvoir rentrer au pays.
Ils partent alors pour Chicago où le directeur du théâtre Leiric les autorise à jouer une seule fois. Les acteurs sont épuisés et n’ont pas mangé depuis plusieurs jours mais ils se surpassent et les spectateurs demandent ainsi à ce que leur représentation soit rejouée, ce qui les tire d’affaire. Sadayakko devient par la suite une véritable vedette et se produit de nombreuses fois à Toledo, Dayton, puis Boston. La troupe réalise notamment une adaptation japonaise du Marchand de Venise, de Shakespeare qui leur apporte beaucoup de renommée, tant les acteurs parviennent à la fois à imiter les intonations des personnages de la pièce d’origine tout en réussissant à en proposer une nouvelle lecture. Sadayakko comprend également avec beaucoup de finesse les attentes de son nouveau public. Elle ne joue pas d’histoires trop éloignées culturellement, comme des pièces de nô, ni trop sanglantes, mais capitalise au contraire sur des romances qu’elle pense pouvoir être universellement comprises.
Sadayakko et son mari (source : *)
Néanmoins, deux des acteurs jouant les rôles féminins décèdent soudainement et Otojirô doit être opéré de l’appendicite. Lui et sa femme se promettent alors de se rendre coute que coute à Paris, lieu qu’ils considèrent comme étant l’ultime étape de leur carrière d’acteurs. Ils passent deux mois à New York, où Sadayakko rencontre d’influents hommes politiques et devient membre honoraire du club des actrices pour sa performance dans Sapho à la japonaise, une adaptation plus bienséante d’une pièce qui suscitait une polémique. Sadayakko part finalement pour la capitale française avec son époux après un passage à Londres où elle joue au théâtre Coronet et enchante le prince de Galles.
L’exposition universelle
Leur arrivée, en juin 1900, se produit alors que l’exposition universelle bat son plein. Sadayakko y joue la pièce La geisha et le chevalier au théâtre de la danseuse Loïe Fuller qui contribue fortement à sa renommée en France. Plus tard, elle s’amuse du fait que les français, contrairement aux américains, aiment les représentations sanglantes qui leur procurent des sensations fortes. Elle fait également la rencontre de Sarah Bernhardt.
C’est la première fois qu’une troupe japonaise se produit en France. Là encore, les spectateurs s’arrachent les places et le montant de la recette s’élève à quinze mille francs par jour, ce qui conduit le contrat des Japonais à être renouvelés plusieurs fois. Sadayakko bénéficie de l’attrait pour le japonisme et sait également contribuer à sa légende dans la façon dont elle raconte son histoire et son passé de geisha. L’actrice fait ainsi connaître d’autres aspects de son pays. En effet, l’engouement en Occident se focalisait d’abord sur les objets d’artisanat venus du pays du Soleil Levant. Avec le théâtre, Sadayakko propose une facette plus vivante, un peuple, sa culture, son esthétique et ses valeurs.
Le 19 août, les acteurs sont conviés à animer la garden-party donnée à l’Elysée par le président Emile Loubet et réussissent à obtenir une invitation leur permettant d’entrer au palais avec les invités officiels. L’actrice converse d’ailleurs amicalement avec l'épouse du président pendant la réception. Ce soir-là, Sadayakko effectue une danse intitulée Dôjô-ji, inspirée de la légende de la femme démoniaque nommée Kiyohime qui se change en dragon pour se venger d’un jeune homme qui l’a abandonnée et le brûle vivant alors qu’il se cache sous la cloche du temple Dôjô-ji. Elle charme son public et devient à partir de ce moment une célébrité dans tout Paris.
Sadayakko interprétant Dôjô-ji (source : *)
Le parfumeur Guerlain compose un parfum nommé Yacco en son honneur. Une robe du même nom, dans un style à la croisée des influences européennes et asiatiques, devient également très populaire.
Rodin lui propose de poser pour lui mais elle décline, préférant danser à l’Elysée. Picasso a l’occasion de la représenter sur deux croquis préparatoires pour des projets d’affiche. De grandes danseuses telles qu’Isadora Duncan ou Ruth Saint Denis revendiquent également l’influence de l’artiste japonaise. Sadayakko et la troupe restent ainsi en France jusqu’à la clôture de l’exposition universelle et se produisent ainsi cent vingt-trois fois au total. Leur président remet d’ailleurs à elle et son mari un bouquet de fleurs ainsi qu’une épingle d’or avec leur nom gravé dessus.
Sadayakko vue par Picasso
Retour au pays
Après avoir charmé la France et les Etats-Unis, il est temps pour eux de revenir au Japon. Sadayakko rentre à Kobe le 1erjanvier 1901 et une foule se masse pour l’accueillir. Elle a en effet réussi à susciter un véritable engouement qui tranche avec la façon dont les acteurs étaient perçus dans son pays natal. Autrefois surnommés « jongleurs du bord de la rivière », les comédiens étaient en quelque sorte vus comme des marginaux. Or, nombreux sont ceux qui l’attendent au port avec des pancartes portant, entre autres, les inscriptions « Actrice mondiale » et « Vive Sadayakko ». Les journaux font d’ailleurs son éloge en la comparant à une grande dame de Paris.
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Néanmoins, une part de la critique se montre acerbe envers elle et son mari, les accusant d’avoir déformé les pièces de kabuki pour plaire à un public étranger et, ce faisant, de les avoir privées de leur beauté et de leur essence profonde. Sadayakko se lamente d’ailleurs de la façon dont ses compatriotes perçoivent le théâtre. Elle déclare lors d’une interview que les japonais ne savent pas apprécier les arts dramatiques et qu’ils ne vont voir des pièces que pour passer le temps. Il est ainsi aisé de comprendre que Sadayakko et Otojirô soient alors retournés ensuite à l’étranger.
Le théâtre, encore et toujours
En 1902, Sadayakko revient en Europe et son succès est toujours aussi éclatant. Elle effectue en tout deux autres tournées européennes (en 1902, puis plus brièvement en 1907-1908) et continue néanmoins de recevoir dans son pays un accueil des plus mitigé. Son mari tombe malade en 1905 et Sadayakko prend peu à peu le plein contrôle de leurs activités. Plus qu’une actrice, elle devient aussi une dramaturge et une metteure en scène. Ainsi, Les trois sœurs, une tragédie écrite par Sadayakko, et jouée en 1908 au Théâtre Moderne est vendue comme étant jouée par « la troupe Sada Yacco ».
Soucieux de transmettre leur expérience, son mari et elle ouvrent une école d’arts dramatiques en 1908 à destination des femmes, une première au Japon, après s’être rendus en France à Auteuil pour apprendre les méthodes du conservatoire de Paris. Sadayakko souhaite y former des femmes qui puissent être des actrices réputées et éduquées, des Sarah Bernhardt japonaises, selon ses mots. Otojirô décède en 1911 et sa femme en est profondément affectée. Sadayakko continue néanmoins d’exercer son métier et l’une de ses premières initiatives est de donner une représentation en l’honneur de son mari. Son chemin recroise alors celui d’un homme qu’elle avait aimé dans sa jeunesse, alors qu’elle était encore geisha : Fukuzawa Momosuke (1868-1938). Elle avait rencontré ce dernier, à l’âge de quatorze ans, alors qu’elle était partie faire du cheval dans la montagne et qu’elle avait été attaquée au crépuscule par des chiens errants. Momosuke l’avait alors sauvée, mais leur liaison était condamnée car ce dernier devait se marier. En 1915, elle joue sur scène le rôle d’Okuni, la fondatrice du kabuki. Elle interprète en 1917 Aïda au théâtre Meiji de Tokyo. C’est la dernière fois qu’elle se produit sur scène.
Elle n’épouse jamais Momosuke mais vit avec lui au grand jour dès 1922 et s’installe chez lui à Nagoya. En 1933, Sadayakko fait construire le temple Teishô-ji grâce à sa fortune et y vit désormais, se consacrant à la spiritualité. Elle meurt le 7 décembre 1946 à l’âge de 75 ans et est enterrée dans le lieu de culte qu’elle avait fait bâtir. Celui-ci abrite d’ailleurs aujourd’hui un musée où sont visibles des objets lui ayant appartenu.
Sadayakko et Momosuke (source : *)
Sadayakko a su bousculer les conventions et charmer le monde par son art, elle a contribué à questionner la perception des acteurs au Japon et son histoire relie en fait un personnage important des relations franco-japonaises. Elle fut, en tout points, une digne héritière d’Izumo no Okuni.
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Bibliographie
Biographies
Downer Lesley, Madame Sada Yacco : the geisha who bewitched the west, Londres, Headline publishing group, 2003.
Fukumoto Hideko, Femmes à l’aube du Japon moderne,Paris, Des femmes, 1997.
Articles universitaires
Berg Shelley C., « Sada Yacco : the american tour », Dance chronicle, vol. 16, n°2, 1993, pp. 147-196.
Berg Shelley C., « Saya Yacco in London and Paris 1900 : le rêve réalisé », Dance chronicle,vol. 18, n°3, 1995, pp. 343-404.
Sitographie
Interview de Sadayakko par l’écrivain Yone Nobuchi, repéré à : http://www.botchanmedia.com/YN/articles/Sadayacco.htm, dernière consultation le 7 décembre 2018.
« Le japonisme – Sada Yacco », Meiji 1868-2018, 1ermars 2018, repéré à : http://ccfjt.com/meiji150eme/japonisme-sada-yacco/, dernière consultation le 7 décemebre, 2018.
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