vendredi 26 octobre 2018

La bataille d'Aizu, épisode 3 : le chant du cygne des guerrières samouraïs

Bonjour à tous ! Voici le troisième et dernier article sur la bataille d’Aizu. Celui-ci retrace l’histoire de Nakano Takeko, de sa mère et de sa petite sœur et des femmes qui les ont accompagnées dans une tentative d’affronter l’armée impériale sur le terrain.

Rappel : Ces articles sont des extraits remaniés de mon mémoire de fin d’études. Je serai ainsi particulièrement vigilante les concernant. Merci de me citer si vous désirez les utiliser comme références.

Bonne lecture !

Liens vers les épisodes précédents : 1, 2


Nakano Takeko et les femmes de son unité dans la série Yae no Sakura
(source : *)


Jôshigun : l’unité des femmes

D’autres femmes vont se regrouper pour aller combattre l’armée impériale aux côtés des forces d’Aizu. Cette initiative s’inscrit dans une longue et ancienne tradition d’unités féminines combattantes. Celles-ci se généralisent à partir du XVesiècle, dans une période de guerre civile. Il arrive en effet que certains domaines n’aient sur place plus aucun homme capable de prendre les armes : soit ils ont été embauchés comme mercenaires ou nobushi, enrôlés dans l’armée ou ont tout simplement péri lors de batailles précédentes. Il ne restait donc que les femmes pour protéger certaines villes et châteaux, du moins pour celles qui demeuraient encore sur place, puisqu’elles étaient également présentes dans les armées. Ces femmes s’organisaient souvent sous la direction de l’épouse du seigneur local. De nombreux rapports de cette période font en effet état d’un schéma similaire : une dame revêtue de son armure à la tête d’une troupe de femmes armées de leurs naginata. D’autres cas peuvent être observés à l’époque d’Edo. 

Dans les villages et les régions reculées, les femmes restent prêtes à défendre leurs terres en situation d’urgence. C’est à elles qu’il appartient d’assurer la sécurité des lieux si les hommes sont partis. Notamment car ceux-ci devaient quitter le village afin d’effectuer ailleurs du travail saisonnier. Les femmes formaient alors de véritables escouades, prêtes à saisir leur naginata, qui demeurait suspendue au mur de la maison, et partaient en patrouille au moindre signe de menace ou de perturbation. Ce rôle féminin protecteur continue de perdurer dans les mémoires, puisqu’Ellis Amdur raconte comment la mère d’une de ses instructrices lui a confié que, dans son village natal de Kyûshû, sa grand-mère dirigeait une semblable escouade de femmes lorsque la nécessité se faisait sentir.

Le terme jôshigun sous lequel est connu le groupe formé par Nakano Takeko, qui signifie « unité des femmes », lui a en réalité été attribué a posteriori. 20 à 30 femmes en auraient fait partie et seuls les noms de 10 d’entre elles sont connus. Leur parcours est également détaillé dans le témoignage écrit d’une survivante : Yoda Kikuko, âgée de 18 ans au moment des faits. L’unité est à la base menée par Nakano Kôko, âgée de 40 ans ou 44 ans, bien que sa fille, Nakano Takeko, 22 ans, en soit véritablement considérée comme en ayant été le cœur et l’âme. Une autre femme de la famille est également présente : Nakano Masako (parfois appelée Yûko), 16 ans, la cadette de Takeko. Ayant passé son enfance à Edo (actuelle Tokyo), Takeko possède toutes les qualités requises d’un véritable samouraï : la science des armes et celle de la poésie. La jeune femme a en effet appris la calligraphie et part au combat avec un poème accroché à la hampe de sa naginata.  Elle a en effet été adoptée par Akoaka Dainosuke, maître dans ces deux disciplines et l’un des plus proches vassaux du seigneur Matsudaira Katamori. Takeko a donc été entraînée par le même instructeur que Teruhime. 

Portrait de Nakano Takeko (source : *)

L’unité des femmes se forme le 8 octobre. La cloche d’alarme sonne, indiquant que l’ennemi vient de faire une percée dans le quartier de Beidai où résident justement les trois femmes de la famille Nakano. Aussitôt, celles-ci prennent les armes pour rejoindre un groupe de combattants formé d’hommes et de femmes et tenter de repousser l’ennemi. Durant le combat, les défenseurs décident de fermer les portes du château, ce qui fait que les trois femmes se retrouvent bloquées à l’extérieur et ne peuvent plus se retirer dans la forteresse. C’est alors qu’elles sont rejointes par deux autres femmes dont Kikuko, laquelle raconte que chacune des combattantes avait, de sa propre initiative, décidé de se couper les cheveux et de les attacher en une queue-de-cheval à la manière des hommes. Un bandeau blanc autour de la tête, elles ont bloqué les manches de leur haut avec une bande de tissu nouée dans le dos afin que celles-ci ne les gênent pas et portent le pantalon ample ou hakama. Deux sabres sont passés à leur ceinture mais leur arme principale demeure leur naginata

Les femmes, qui sont en chemin rejointes par des nouvelles venues, décident de se rendre là où sont stationnées les forces d’Aizu car elles pensent que Teruhime s’y est réfugiée. Takeko va trouver le commandant de l’une des brigades de l’armée d’Aizu et demande à combattre à ses côtés, ce qui lui est d’abord refusé. Si l’ennemi voyait des femmes au côté des forces régulières, il interpréterait aussitôt cela comme un signe de faiblesse et supposerait que les gens d’Aizu sont dans une situation désespérée. Takeko menace alors de se suicider si elle et ses compagnes ne sont pas intégrées aux troupes. Le commandant lui demande alors d’attendre l’arrivée de renforts et de retourner avec eux au château, là où se trouve Teruhime. Le 9 octobre, les femmes sont confiées au commandant Furuya Sakuzaemon dont les troupes viennent d’arriver. Cependant, ce dernier les reconnaît en tant qu’escouade combattante et nomme Takeko à la tête de l’unité ainsi créée. Dans la nuit qui suit, Takeko et sa mère discutent du devenir de la jeune Masako. Il reste possible de la cacher parmi une famille locale, mais le risque qu’elle soit découverte est trop grand. De plus, Masako refuse d’être laissée en arrière, sa décision est arrêtée : elle reste avec ses aînées.

Nakano Takeko, sa mère et sa soeur dans le documentaire 
Takeko et les guerrières samouraïs (source : *)

Le lendemain, les forces d’Aizu doivent affronter les troupes de l’armée impériale qui leur bloquent la retraite vers le château. Takeko, les forces du commandant Furuya, ainsi que des renforts composés de paysans devront attaquer directement l’ennemi au pont de Yanagi. L’armée impériale est en surnombre, la stratégie est donc simple : profiter de l’effet de surprise pour réussir à forcer le passage. Les femmes ne flanchent pas, même lorsqu’il s’agit de foncer sur des hommes équipés d’armes à feu alors qu’elles n’ont que des armes blanches. Quand elles arrivent au corps-à-corps, les soldats impériaux réalisent qu’il s’agit de femmes ordonnent qu’elles soient capturées vivantes. Takeko a le temps de tuer 5 ou 6 hommes avec sa naginata. Son ardeur pousse néanmoins l’ennemi à réagir et elle est touchée à la tête et/ou au cœur par une balle. Il incombe alors à Masako de faire en sorte que la tête de sa sœur ne devienne pas un trophée, aussi se résout-elle à la couper. N’y arrivant pas seule, elle demande l’aide d’un soldat allié. 

Encerclée par l’ennemi, Hirata Kochô, une combattante du groupe, est sauvée par sa camarade Jimbô Yukiko. Yukiko est néanmoins capturée, refusant de parler, elle reste défiante jusqu’au bout. Son courage lui fait gagner le respect du commandant ennemi qui lui prête son sabre court afin qu’elle puisse se suicider. Ce dernier semble avoir été marqué par cet épisode puisque celui-ci est connu grâce à un récit oral transmis dans la famille de l’homme en question. Une autre version de la mort de Yukiko suppose qu’elle aurait péri au combat. Après la mort de Takeko, Hirata Kochô prend la tête des femmes restantes. Les survivantes parviennent à se retirer au château le 13 octobre où elles sont reçues par Teruhime. Leur implication dans le combat n’est pas terminée : elles participeront à la défense, certaines en tant que tireuses. 

Les alliés d’Aizu finissant par se rendre les uns après les autres, c’est au tour de Matsudaira Katamori d’annoncer sa capitulation le 5 novembre 1868. Face à l’inévitable, Teruhime s’autorise un dernier geste de résistance et ordonne aux femmes de nettoyer et de laver le château de fond en comble afin d’humilier l’ennemi qui y posera les pieds et de souligner que l’esprit d’Aizu est toujours intact. Avec la chute du château, l’armée impériale fait 4956 prisonniers, parmi lesquels 660 femmes de la classe guerrière. Au total, 2973 guerriers d’Aizu ont péri pendant les batailles de la guerre de Boshin, la majorité est composée des soldats, 233 sont des femmes. 

Au moins quatre des membres de  l’unité des femmes survivent à la bataille, bien que Yoda Kikuko ait été blessée. Au rang des survivantes, il faut également compter Hirata Kochô, Nakano Masako et la sœur aînée de Kikuko, Makiko. Kikuko, Masako et Makiko se sont et installées à Hakodate à Hokkaïdo. Kochô est allée vivre avec son époux à Tokyo, où elle meurt à l’âge de 38 ans. Teruhime est elle autorisée à rentrer dans sa famille natale à Tokyo. La tête de Nakano Takeko aété amenée au temple Hôkai-ji par sa petite sœur pour y recevoir les rites funéraires appropriés, sa naginata y est également conservée, ainsi qu’entre autres une photo de sa cadette. 

La naginata de Takeko (source : *)


Photo de Masako/Yûko (source :*)

            
Le fait que le temple susmentionné honore toujours le souvenir de Takeko souligne combien ces héroïnes ont impacté les mémoires d’Aizu. Aussi, leurs exploits sont-ils encore de nos jours célébrés


Un héritage vivace et palpable


Affiche visible dans les rues d'Aizu et représentant plusieurs femmes célèbres de la ville
(En bas à gauche avec le kimono blanc et le poignard Saigô Chieko, avec la robe occidentale : Ôyama Sutematsu, avec le fusil : Yamamoto Yaeko et enfin tenant sa naginata
Nakano Takeko) (Photo personnelle)

Les jeunes filles de la ville apprenant les arts martiaux s’inspirent de la droiture et de l’intégrité des femmes samouraïs qui les ont précédées. L’héritage de ces combattantes est en effet toujours perceptible à Aizuwakamatsu, notamment à travers une série de monuments et d’hommages. Outre le temple Hôkai-ji, un autre lieu porte le souvenir de Nakano Takeko. En effet, une statue d’elle a été érigée sur le lieu où elle a combattu et péri.


Monument et statue de Nakano Takeko (photo personnelle)

Près de l’enceinte du château, le lieu où Yamamoto Yaeko s’est retirée après la défaite pour écrire un poème faisant part de sa colère et de sa détresse face au sort des siens est aujourd’hui signalé par un panneau indicatif. 

Qui
Et de quel domaine
Regardera demain soir
L’ombre de la lune
Qui nous était familière
Et que nous étions habitués à regarder ?
(Poème de Yaeko)

Chaque année en septembre, le festival d’Aizu (Aizu matsuri) fait renaître des personnalités marquantes : parmi elles, de jeunes femmes costumées en Nakano Takeko et Yamamoto Yaeko défilent dans les rues.


Jeunes femmes jouant respectivement les rôles de Takeko et Yaeko au festival d'Aizu
(sources :**)

L’histoire de cette dernière a également fait l’objet d’une série télévisée de 50 épisodes intitulée Yae no Sakura (Les fleurs de cerisier de Yae), diffusée de façon hebdomadaire sur la chaîne NHK en 2013. Nakano Takeko ainsi que de très nombreux autres personnages féminins comme Matsudaira Teruhime ou Saigô Chieko y apparaissent également. Outre le fait de présenter un personnage de femme forte et autonome, l’un de ses principaux messages étant d’appuyer l’importance de l’éducation féminine, la série se veut également liée aux évènements présents, notamment le séisme du 11 mars 2011. À travers l’histoire d’Aizu et de Yaeko, l’objectif est de prouver qu’il est possible de survivre et de se reconstruire après une catastrophe particulièrement destructrice. Naito Shinsuke, le producteur délégué a également souligné qu’il s’agissait d’un moyen de soutenir la ville d’Aizuwakamatsu dont les revenus touristiques ont chuté drastiquement suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima, Aizuwakamatsu se trouvant dans la même préfecture. Yae no Sakura permet ainsi de promouvoir les lieux et leur histoire. La série demeure encore aujourd’hui un argument touristique majeur : des affiches sont visibles dans les boutiques de souvenirs et certains costumes sont exposés au château. En plus de cela, il est également possible de se procurer des souvenirs à l’effigie de Yaeko et Takeko. 

Yamamoto Yaeko a d’ailleurs inspiré la mascotte Yae-tan, un personnage féminin dont les cheveux roses évoquent les fleurs de cerisier et à l’expression joviale. Parfois représentée avec un sabre à la ceinture ou un fusil, son rôle est de personnaliser la préfecture de Fukushima. 

La mascotte Yae-tan (photo personnelle)

Du fait de l’influence de la série télévisée, une statue de bronze représentant Yaeko avec son fusil (voir article précédent) a également été érigée la même année. Elle symbolise pour les citoyens de la préfecture de Fukushima la force de venir à bout des obstacles ainsi que l’espoir d’un futur meilleur. Quoi qu’il en soit, ces combattantes vivent toujours dans les mémoires et leur image va même jusqu’à se fondre avec celle de ce lieu qu’elles ont lutté pour défendre. Yokokura Eiko, qui enseigne le maniement de la naginata à Aizu, déclare d’ailleurs à propos de Nakano Takeko : « La dernière bataille de Takeko et son poème d’adieu sont la fierté d’Aizu. Nous chérissons sa mémoire ». Takeko avait en effet écrit : « Jamais je n’oserais me compter parmi tous ces célèbres guerriers, bien que mon cœur soit aussi vaillant que le leur ». 

Ces femmes, notamment les compagnes de Nakano Takeko,comptent parmi les dernières héritières de la tradition samouraï à avoir participé à des batailles. Des femmes combattent cependant durant la rébellion de Satsuma en 1877. Celle-ci est entreprise par Saigô Takamori contre le gouvernement afin de défendre les privilèges des samouraïs face à un régime de plus en plus moderniste dans lesquels certains membres de la classe guerrière ne se reconnaissent plus. Ce soulèvement est néanmoins écrasé par l’armée impériale et Saigô Takamori contraint au suicide. Parmi les guerrières en ayant fait partie, il faut compter la propre fille de Takamori : Chikako. La résistance des femmes de l’île de Kagoshima au cours de cette même rébellion a été immortalisée par les artistes. La disparition de ces combattantes du champ de bataille annonce le déclin de la classe guerrière. Le shogunat est tombé et l’ère Meiji lui laisse désormais place. Ainsi, ces femmes de la classe samouraï ont été les dernières représentantes guerrières de cette longue tradition martiale féminine. 

Femmes guerrières à Kagoshima, (1877), Yôshû Chikanobu (1838-1912)


J’espère que vous aurez appréciés cette série d’articles thématiques, je vous donne rendez-vous très prochainement pour un nouveau portrait de femme.

Bibliographie

Ouvrages sur l’histoire du Japon

Amdur Ellis, Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.

Fukumoto Hideko, Femmes à l’aube du Japon moderne, Paris, Des femmes, 1997.

Souyri Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.

Turnbull Stephen, Samurai women 1184-1877, Oxford, Osprey Publishing, 2010.

Articles universitaires

Wright Diana E., « Female combatants and Japan’s Meiji restauration: the case of Aizu », War in history,vol. 8, n° 4, 2001, pp. 396-417


Sitographie


« Aizu matsuri », Site web d’Aizuwakamatsu, repéré à : http://www.aizukanko.com/db_img /wn_img/336/p336.pdf, dernière consultation le 24 octobre 2018.

« Aizu matsuri », Yae no Furusato Fukushima, repéré à : http://www.yae-mottoshiritai.jp/jidai/column-aizumaturi.html, dernière consultation le 24 octobre 2018.

« A propos de Yae-tan » (Yae-tan ni tsuite ), Yae no furusato Fukushima, repéré à : http://www.yae-mottoshiritai.jp/chara.html), dernière consultation le 24 octobre 2018.

Corkill Edan, « NHK spotlights gunslinging daughter of the north in yearlong Sunday drama »,             The Japan Times, 4 janvier2013, repéré à : http://www.japantimes.co.jp /culture/2013/01/04/tv/ nhk-spotlights-gunslinging-daughter-of-the-north-in-yearlong-sunday-drama/#.WHjzizvnwXp), dernière consultation le 24 octobre 2018.

« Hôkai-ji à Aizuwakamatsu », « ヴァンサンのヨーロッパ美術珍道中 », 3 juillet 2014, repéré à :https://ameblo.jp/gogh07290917/entry-11888386454.html, dernière consultation le 24 octobre 2018.

« Hôkai-ji », Aizu monogatari, repéré à : https://aizumonogatari.com/tour/6661.html, dernière consultation le 24 octobre 2018.

« Nakano Takeko », Aizu Monogatari, repéré à : https://aizumonogatari. com/yae/material/4285.html, dernière consultation le 24 octobre 2018.

« Yae Niijima’s bronze statue completed at Tsuruga Castle », Fukushima MINPO News, 8 septembre 2013, repéré à :http://www.fukushimaminponews.com/news.html?id=241, dernière consultation le 24 octobre 2018.


Sources audio-visuelles 

Naito Shinsuke et al., Yae no sakura, série télévisée, NHK, 2013.

Wate John, Takeko et les guerrières samurai (Samurai warrior queens), documentaire, Smithsonian channel, 2015.

2 commentaires:

  1. Magnifique article qui conclue avec brio cette série ^^ ça fait plaisir de voir que le souvenir de ces femmes vive encore aujourd'hui, que leur courage n'a pas été oublié. Merci encore de nous les avoir faire connaitre !

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