vendredi 19 octobre 2018

La bataille d'Aizu, épisode 2 : résister ou périr


Bonjour à tous, voici le deuxième article consacré au siège du château d’Aizu en 1868. Dans le premier épisode, j’évoquais le contexte et l’éducation reçue par les femmes issues de la classe guerrière de ce fief. Cette fois, alors que l’armée impériale est aux portes, les femmes d’Aizu doivent faire un choix : résister en aidant à la défense (en prenant les armes ou en aidant les combattants) ou périr pour échapper à l’ennemi.

Rappel : Ces articles sont des extraits remaniés de mon mémoire de fin d’études. Je serai ainsi particulièrement vigilante les concernant. Merci de me citer si vous désirez les utiliser comme références.

Avertissement : Cet article comporte des descriptions de meurtres (infanticides) et de suicides


Yamamoto Yaeko jouée par Ayase Haruka dans la série Yae no sakura
(source : *)


Le suicide comme acte de résistance 


Il est intéressant de voir que les réactions des femmes pendant cette bataille relèvent d’initiatives personnelles, en effet, aucune directive officielle n’a véritablement été donnée par les autorités d’Aizu  à ce sujet.  La discrétion est laissée à chaque famille de décider ce qui doit-être fait. Pour certaines d’entre elles, la contribution à la défense passe par la mort. Ainsi, cette date du 8 octobre est celle où des suicides, principalement féminins, de masse ont lieu. Au total, plus de 230 hommes et femmes de familles guerrières auraient péri de leur propre main ce jour-là. 

Ces morts féminines par jigai (suicide féminin rituel, consiste à se trancher la gorge après s’être entravé les jambes pour garder une posture digne) ne sont pas uniquement le produit d’une loyauté aveugle mais sont mues par un calcul rationnel et une absence d’illusions chez ces femmes. Certaines ont perdu tout soutien ou appui masculin pendant les précédentes batailles, elles sont souvent socialement et économiquement vulnérables, en raison de leur âge ou de leur statut, beaucoup sont issues de familles guerrières de rang inférieur. Elles craignent d’être vendues par l’armée impériale à des « Occidentaux » et redoutent la capture. Certaines, comme les femmes de la famille de Shiba Gorô considèrent qu’elles seront inutiles dans la défense du château, qu’elles consommeront les provisions des guerriers et décident donc de se tuer dès que l’ennemi a pénétré dans la ville afin de s’éviter le déshonneur. Ainsi lorsqu’elles demandent à Gorô de fuir, les femmes ont en réalité déjà choisi de mourir. La grand-mère déclare d’ailleurs à son petit-fils Shirô, qu’elle a envoyé dans le château pour combattre, qu’elle l’attendra dans le royaume des morts. 

Cette résistance passive entraîne également avec elle de très jeunes victimes. Lorsqu’un serviteur de la famille de Shiba Gorô se précipite dans la maison en annonçant avoir des nouvelles de l’avancée de l’ennemi, la plus jeune sœur, Satsu, alors âgée de 7 ans, tire aussitôt sa dague mais sa mère la calme en lui disant que le moment n’est pas encore venu. La jeune fille est pourtant prête à commettre l’irréparable. En effet, lorsque ces femmes samouraïs choisissent la mort, elles emportent généralement avec elles les proches qui dépendent d’elles, qu’il s’agisse d’enfants ou de parents à charge, qui sont considérés comme ayant encore moins de chances de survivre par eux-mêmes. Dans la famille de Shiba Gorô, sa mère, sa grand-mère, sa belle-sœur et deux de ses sœurs emprunteront ce chemin, ainsi qu’une autre sœur partie vivre avec son mari qui se tue avec ses deux filles, son époux blessé ainsi que ses beaux-parents. Ce choix n’est pas uniquement lié à l’arrivée des troupes ennemies dans la ville : les femmes ont également la possibilité de se réfugier en dehors chez des familles campagnardes. Celles qui ont choisi cette option en espérant veiller sur des enfants ou des proches âgés se sont parfois résolues à se suicider après avoir les tués. L’article de Diana E. Wright ne fournissant pas de statistiques, il est difficile de mesure l’ampleur de ce phénomène.

La majorité des femmes n’a pour autant pas recours à une option si désespérée, même celles avec des personnes à charge qui risquent pourtant de devenir un fardeau une fois le siège débuté, et décident de se barricader dans le château avec les troupes lorsque la nécessité s’en fait sentir. Il est néanmoins essentiel de ne pas survoler ces tueries de masse. Leur caractère spectaculaire, outre le fait de souligner une froide détermination et un code d’honneur et d’abnégation à toute épreuve, ne doit pas faire oublier qu’il s’agit également dans certains cas d’un acte de résistance. Par ailleurs, ces suicides ne concernent pas que des femmes pauvres et isolées. L’un des cas les plus marquants réside dans la mort des femmes de toute une famille, celle du général Saigô Tanomo, commandant des forces d’Aizu. 21 de ses proches et au moins 4 serviteurs préfèrent la mort à la fuite. Parmi ces personnes figurent la mère, les deux sœurs et la femme de Tanomo, Chieko alors âgée de 34 ans. Les cinq filles du couple, de la plus âgée Taeko (16 ans) à la plus jeune, Sueko (2 ans) se tuent ou sont tuées par leur mère. 

Il est ainsi important d’interroger la perception que ces femmes avaient de leur choix. Or, les poèmes que certaines d’entre elles ont laissés avant de se suicider révèlent qu’elles envisageaient leur suicide comme un acte guerrier, bien que n’ayant pas choisi de prendre les armes.

Même si je répète mille fois
La naissance et la mort
Je ne pourrai pas renaître, hélas
Sous la forme d’un homme.
Cependant moi, femme,
Je peux faire un seul geste
Réservé aux hommes
(Poème d’adieu de Mitsuko, vingt-six ans, petite sœur de Saigô Chieko)

J’ai vécu le chemin
Qu’on m’indiquait comme
Le chemin du samouraï
Alors je vais suivre ce chemin
Que l’on m’indique comme
Le chemin du samouraï pour
Le voyage au pays des morts
(La cadette Yuuko, vingt-trois ans)

Si nous partons 
La main dans la main, 
Nous ne perdrons jamais le chemin
(Première partie du poème écrit par Takiko, treize ans, l’une des filles de Chieko)

Suivons ce chemin
Allons ensemble
Pour passer la montagne de la mort
(Seconde partie du poème, écrite par l’aînée Taeko, seize ans)

 Le poème de Saigô Chieko est quant à lui inscrit sur le monument qui aujourd’hui commémore la mort de toutes les femmes ayant péri pendant la bataille d’Aizu. Ce testament poétique est aujourd’hui devenu un axiome pour les jeunes femmes d’Aizu qui se lancent sur les traces de leurs ancêtres en apprenant le maniement de la naginata. Saigô Chieko y affirme en effet sa détermination et incarne en quelque sorte l’esprit des femmes d’Aizu marqué par la fermeté et l’intransigeance :

Voilà, je suis.
Vous devez constater qu’il existe
Un bambou dont le nœud ne casse pas
Bien que le bambou incline
Selon la direction du vent

Leur mémoire est d’ailleurs commémorée au buke yashiki (demeure d’une famille guerrière) d’Aizu, lieu ayant en effet appartenu à la famille Saigô. Des mannequins représentant les filles de la famille sont visibles dans la pièce même où elles se sont jadis suicidées tandis qu’au mur un tableau dépeint l’événement sous la forme d’une glorieuse apothéose. La mise en scène souligne l’adhésion aux codes du guerrier, puisqu’elle reproduit un épisode s’étant produit pendant le siège. Une jeune fille encore vivante lève la tête vers un soldat ennemi qui vient de pénétrer dans la pièce. Gravement blessée, elle n’a pas réussi à se donner la mort. Aussi demande-t-elle au nouvel arrivant s’il est un allié afin qu’il puisse dans ce cas l’achever. Bien que n’étant pas dans son camp, l’homme choisit néanmoins de mettre fin à son agonie. 


Commémoration du suicide des femmes de la famille Saigô (photos personnelles)
La jeune fille sur la deuxième photo regarde l’ennemi, hors champ, pour lui demander de l’achever.

Enfin, cette détermination suicidaire prend également une dernière forme, qui relie en quelque sorte entre elles les différentes attitudes observées. Certaines guerrières n’envisagent de mourir qu’uniquement en combattant après avoir coupé leurs dernières attaches en ce monde. Ainsi, Kawahara Asako, femme de magistrat, se coupe les cheveux, à la manière masculine, comme le font également les combattantes de l’unité des femmes ou jôshigun (dont le cas sera étudié dans l’article suivant) et part au combat armée de sa naginata avec l’objectif clairement affiché de ne pas en réchapper. En effet, emportée par la vague de violence ayant traversé tout le domaine, Asako vient de décapiter sa belle-mère et sa fille. Yamamoto Yaeko, une autre combattante, raconte l’avoir vue avec son kimono blanc maculé de sang. Après avoir participé à sa première sortie, Asako a été contrainte de retourner dans les murs du château à cause d’une retraite massive de guerriers. 

D’autres femmes ont en effet choisi de se retrancher dans les murs et de participer à la défense de manière plus active. Leur rôle, bien que restant principalement lié au soutien, s’avère crucial pour permettre aux troupes de tenir.


 Les femmes : pilier de la défense


Le siège du château d’Aizu débute officiellement le 8 octobre et va durer un peu moins d’un mois. Retranchées dans le château, les femmes jouent un rôle de soutien essentiel. Cependant, le combat et la mort ne sont pas loin et les défenseuses jouent leur vie en de nombreuses occasions, tout en offrant une aide indispensable. Leur rôle de base s’inscrit dans la continuité de ceux observés lors des sièges de châteaux ayant lieu au début du XVIIesiècle : elles fabriquent des munitions, préparent des repas et soignent les blessés mais se chargent également d’éteindre les incendies qui se déclarent à cause des canons ennemis. Elles se précipitent pour couvrir les boulets tirés par l’adversaire avec des sacs de riz et nattes humides avant qu’ils n’explosent. Àce titre elles s’exposent directement. Ces combattantes au rôle défensif sont appelées jôhei, pour les différencier du jôshigun, l’unité des femmes qui part directement affronter l’armée impériale. 

Elles sont placées sous la direction de Matsudaira Teruhime, la sœur adoptive de Matsudaira Katamori, qui bien que devenue nonne bouddhiste, coordonne les activités de quelques 600 femmes et enfants pendant le siège. Une unité féminine se constitue d’ailleurs pour lui servir de gardes du corps ainsi qu’aux deux épouses secondaires de Matsudaira Katamori. Le nombre de soldats touchés est très important : Teruhime met à disposition ses appartements pour pouvoir accueillir plus de 500 d’entre eux. Il faut également noter les conditions dans lesquelles elles doivent opérer : l’hygiène à l’intérieur du château est déplorable et à la fin du siège les défenseurs sont à court de bandages, les femmes n’hésitent pas à utiliser tout ce qui se trouve à leur disposition, notamment leurs propres habits et vont jusqu’à réduire en charpie des vêtements de soie.  De même, elles se retrouvent obligées de stériliser les blessures avec de l’alcool de piètre qualité. En plus de tout cela, le frère de Shiba Gorô témoigne qu’aucune n’hésitait, s’il le fallait, à revêtir le kimono blanc et à partir combattre, naginata en main. 


Yamakawa Futaba (1844-1909), combattante ayant participé à la défense du château. 
S’engage plus tard pour la défense de l’éducation féminine
(Source : *)

Les femmes collectent également de quoi assister les défenseurs, certaines tentent, lorsque cela est encore possible, des excursions en dehors du château afin de rapporter des provisions. Une femme de soixante ans essaie par exemple de se procurer des légumes, mais elle est arrêtée en chemin par un soldat ennemi et le tue avec sa dague avant de retourner à la forteresse. Àpartir du 11 octobre, les défenseurs comprennent qu’ils risquent de se trouver en manque de munitions. Ce sont de vieilles femmes qui vont être chargées de collecter les balles ennemies afin de pouvoir s’en servir de nouveau. De très jeunes filles se voient également confier la tâche d’approvisionner les tireurs. Alice Mabel Bacon (1858-1918, enseignante américaine ayant vécu au Japon) livre dans ses écrits un témoignage de première main, celui d’une petite fille ayant vécu le siège d’Aizu. Le nom de l’enfant n’est pas cité dans l’ouvrage mais il est possible de supposer qu’il s’agit d’Ôyama Sutematsu (1860-1919), pionnière de l’éducation féminine au japon. L’âge concorde en effet, la jeune fille en question était âgée de 8 ans pendant la bataille. De plus Sutematsu est par la suite choisie par le gouvernement Meiji à l’âge de 12 ans pour partir vivre aux États-Unis où elle est justement  accueillie dans la famille d’Alice Mabel Bacon. 


Ôyama Sutematsu adulte (Source : *)

Quoi qu’il en soit, ce témoignage ne fait que conforter la violence de la situation et de la bataille, puisque la petite fille était chargée de courir sous les bombardements ennemis et au milieu des tirs, lesquels avaient tué de nombreuses autres femmes du château,  pour porter aux défenseurs les cartouches que fabriquaient les femmes. Pourtant, elle témoigne ne pas avoir eu peur et montre à ses interlocuteurs le petit sabre qu’elle portait sur elle, expliquant qu’elle n’aurait pas hésité à se tuer avec si l’ennemi l’avait capturée. L’Américaine raconte que l’expression de la jeune fille au moment où elle prononçait cette phrase ne laissait aucun doute quant à sa résolution et sur le fait qu’elle n’aurait pas hésité à recourir à une telle extrémité. 

Cette petite fille a peut-être porté des munitions à l’une des tireuses qui ont lutté pour défendre la forteresse. La plus connue d’entre elles est Yamamoto Yaeko (1845-1932) sans doute grâce à son parcours exceptionnel et au fait qu’elle ait écrit afin de faire part de son expérience. Elle se démarque par sa maîtrise remarquable des armes à feu et son rôle de commandement pendant la défense. Cependant, la « Tomoe Gozen d’Aizu » (Tomoe Gozen est une célèbre guerrière du XIIesiècle), telle qu’elle était nommée, n’est en réalité pas une exception : les fusiliers du château étaient en effet composés d’hommes et de femmes. Âgée de 23 ans au moment du siège, Yaeko est la fille de Yamamoto Gonpachi, un instructeur spécialisé dans l’utilisation de l’artillerie.  Comme toute fille de samouraï, elle sait manier la naginata, mais son frère aîné Kakuma l’a formée à l’usage des armes à feux et elle est capable d’utiliser des modèles récents comme le fusil Spencer. 


Photo de Yamamoto Yaeko
(Source : *)

Dès le 8 octobre, Yaeko commence à participer à des sorties nocturnes. Elle a demandé à une autre combattante en charge de la protection de Teruhime, Takagi Tokio de lui couper les cheveux. Yaeko porte en effet des habits d’homme et parfois une armure féminine. Armée de son fusil Spencer, elle porte deux sabres à la ceinture. Elle a en réalité repris les habits d’un autre de ses frères mort au combat et demande à être traitée comme si elle était ce dernier. Pendant la bataille, Yaeko supervise aussi les femmes dans la fabrication des munitions. Elle commande également des hommes en charge de l’un des canons de la forteresse et n’abandonne pas son poste, même lorsque, le 28 octobre, le feu de l’ennemi se fait extrêmement virulent et qu’au moins 1208 boulets sont tirés sur le château. 



Statue de Yamamoto Yaeko armée de son fusil (photo personnelle)

Le siège brisé, Yaeko est faite prisonnière avec les hommes et détenue au camp d’Iwashiro. Après sa libération, elle se rend à Kyôto, après avoir divorcé de son premier époux, pour y retrouver son frère Kakuma. Elle y rencontre et épouse Niijima Jô, se convertit au christianisme et aide son mari à fonder l’université de Doshisha. Plus tard, elle devient infirmière pour la Croix-Rouge et sert en tant que telle pendant la guerre russo-japonaise en 1905. Par ailleurs, elle reçoit pour ses activités d’infirmière la médaille de l’ordre de la couronne précieuse le 25 décembre 1896.

Si le rôle des femmes dans la défense apparaît en continuité de celui joué par leurs ancêtres, certaines guerrières d’Aizu ont également ressuscité le rôle des femmes dans les armées en se rendant directement sur le champ de bataille. Rendez-vous au prochain épisode ! 


Bibliographie

Ouvrages sur l’histoire du Japon

Bacon Alice Mabel, Japanese girls and women, Boston,Houghton Mifflin and company, 1892.

Fukumoto Hideko, Femmes à l’aube du Japon moderne,Paris, Des femmes, 1997.

Shiba Gorô, Craig Teruko (trad.), Remembering Aizu: the testament of Shiba Gorô, Honolulu, University of Hawai’i press, 2000.

Articles universitaires

Wright Diana E., « Female combatants and Japan’s Meiji restauration: the case of Aizu », War in history,vol. 8, n° 4, 2001, pp. 396-417


Sitographie

« Chronologie de la vie de Yamamoto Yaeko », Doshisha’s Women’s college of liberal arts, repéré à : http://www.dwc.doshisha.ac.jp/yae/profile/chronology.html, dernière consultation le 18 octobre 2018.

« Chronologie de la vie de Yamamoto Yaeko », Yae no furusato Fukushima, repéré à : http://www.yae-mottoshiritai.jp/jinsei/yae.html, dernière consultation le 18 octobre 2018.

« Princess Ôyama », Biographie de Yamakawa Sutematsu, Vassar alumni encyclopedia, repéré à : http://vcencyclopedia.vassar.edu/alumni/princess-oyama.html, dernière consultation le 18 octobre 2018.

« Profil de Yamamoto Yaeko », Doshisha’s Women’s college of liberal arts, repéré à : http://www.dwc.doshisha.ac.jp/yae/profile/01.html, dernière consultation le 18 octobre 2018.


Documentaire

« Aizu: land of the last samurais », Seasoning the seasons,documentaire, NHK World, 2015.


1 commentaire:

  1. Oooh je n'avais pas remarqué le premier épisode mais je me suis dépêchée de lire avant de m'attaquer à cet article ^^ Le rôle des femmes durant cette bataille est extrêmement intéressant. Voir ses femmes faire preuve d'un tel courage dans une telle situation me touche particulièrement, je suis heureuse d'avoir appris plus sur elles et d'en apprendre encore plus dans le prochain article ^^ Encore merci !

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