samedi 2 décembre 2017

Izumi Shikibu, illustre poétesse et dame de cour

Dans une cour regorgeant de femmes de lettres, Izumi Shikibu (née à la fin du Xe siècle) s’impose par sa sensibilité poétique peu commune. Son art la propulse au firmament des poètes. Pourtant, Izumi Shikibu possède une aura quelque peu scandaleuse à l’origine de nombreuses légendes la concernant. Etait-elle une femme trop libre dans un milieu pourtant déjà peu regardant à ce sujet ? Je vous propose d’aborder ce mois de décembre en poésie et d’apprécier avec moi l’œuvre d’Izumi Shikibu.


Izumi Shikibu, (1765), Komatsuken (1710-1792)



Des origines mystérieuses


Izumi Shikibu est une contemporaine de Sei Shônagon et comme elle une femme issue de l’aristocratie. Toutes deux ont ainsi évolué dans le même univers : celui de la cour impériale, où la capacité d’un individu à écrire des poèmes influence sa réussite sociale, notamment par ce qu’il s’agit d’un moyen de communication très prisé. Hommes et femmes se livrent par exemple à des échanges poétiques amoureux. En outre, comme je l’avais déjà souligné dans mon précédent article sur cette période, les femmes s’emparent de la langue japonaise comme moyen d’expression, puisque le chinois est la langue masculine de l’administration, et, à défaut d’exercer une influence politique véritable, marquent le monde qui les entoure par leur production littéraire.

Qui veut étudier la biographie d’Izumi Shikibu se retrouve face au même écueil qu’avec ses contemporaines, Sei Shônagon mais aussi Murasaki Shikibu, l’autrice du Dit du Genji : à savoir le manque d’informations et la difficulté à trier les légendes des faits. L’on ignore notamment sa date de naissance (les suppositions vont de 972 à 981). Elle est née dans une famille de la moyenne noblesse, ses deux parents ayant une lointaine ascendance impériale. A l’instar de ses consœurs, Izumi Shikibu n’est pas son véritable nom. Il s’agit d’un sobriquet, « yobina », que l’on attribuait aux dames de cour. Il peut en être déduit de manière presque certaine que la première partie fait allusion au fait que son premier époux, Tachibana no Michisada, ait été gouverneur de la province d’Izumi, tandis que son père avait autrefois occupé le poste de Directeur adjoint au Département des Rites soit « shikibu-shô ».

Ma mère me réprimandait jadis
J’ai beau passer mon temps
en rêveries
Personne n’est là
pour me le reprocher


Mariage et séparation


Sa mère étant une dame d’honneur au service de l’impératrice douairière, une légende prétend que la jeune Izumi  Shikibu aurait grandi au palais et ainsi rencontré deux de ses futurs amants encore enfants. Cependant, cette histoire n’a guère de fondement. C’est donc en 999 qu’Izumi Shikibu épouse Tachibana no Michisada, une union probablement arrangée par son père, qui l’emmène avec lui alors qu’il part prendre son poste en province. Izumi Shikibu donne très peu de temps après naissance à une fille, qui reçoit par la suite le surnom de Koshikibu.

Izumi Shikibu est déjà connue pour ses talents de poétesse et compose à ce moment l’une de ses plus célèbres pièces :

Venue par un chemin ténébreux
Je m’enfonce dans de plus ténébreux encore
Lune qui resplendit
A la pointe des monts
Daigne m’éclairer de loin

Celle-ci est adressée à l’abbé Shôkû, apparenté à son époux. La lune symbolise le désir de la poétesse d’atteindre l’illumination. Peut-être demande-t-elle au religieux de l’éclairer face à ses doutes.


Izumi Shikibu, Kikuchi Yôsai (1788-1878)

Comme le souligne René Sieffert, il ne faut pas donner au mariage de ce Japon ancien la même signification que celle qu’il a dans nos sociétés occidentales. En effet, les unions sont considérées comme relevant entièrement de la sphère privée et uniquement de la volonté des concernés et de celle de leur famille en fonction des intérêts en jeu. Elles sont ainsi très aisées à rompre, d’autant qu’il était admis qu’un homme puisse avoir plusieurs liaisons et épouses secondaires. Si Izumi Shikibu semble avoir développé une certaine affection envers son mari, c’est également elle qui apparaît avoir pris l’initiative de leur rupture. En effet, Izumi Shikibu entame une liaison avec le prince impérial Tametaka après que son mari ne l’ait délaissée. Néanmoins, ses relations avec son ancien époux semblent rester cordiales même après cette séparation puisqu’Izumi Shikibu continue notamment de correspondre et d’échanger des poèmes avec lui.


Izumi Shikibu et les deux princes


Les liaisons d’Izumi Shikibu avec deux princes impériaux vont défrayer la chronique dans cette cour où chacun s’épie  et contribuent à donner à la dame une réputation de libertine. Très peu de choses sont connues sur son histoire avec le prince Tametaka, un homme surtout connu pour sa beauté et sa réputation de séducteur. Cette liaison fait scandale à cause de la disparité de rang entre les deux amants. Tametaka meurt en 1001 suite à une maladie, qu’il aurait contractée en traversant la capitale pour se rendre chez Izumi Shikibu, ce qui pose l’une des premières pierres de la légende de  
« femme fatale » de celle-ci.

C’est à l’été 1003 qu’Izumi Shikibu se lie avec Atsumichi, le cadet de Tametaka. Lui aussi connu pour ses aventures amoureuses, il est en réalité passé à la postérité du fait de sa relation avec Izumi Shikibu. Atsumichi vient tout d’abord apporter un message de condoléances à l’amante de son frère et peu à peu leur relation évolue en un lien plus profond. Cet épisode est d’ailleurs raconté dans le Journal écrit par Izumi Shikibu. Ce texte détaille les échanges poétiques entre les deux amants, huit mois de dissimulation,  pour qu’enfin le prince ne se décide le 15 janvier 1004 à faire venir Izumi Shikibu chez lui pour la « prendre à son service ». Décision qui n’est pas sans conséquences puisque l’épouse du prince en est outrée et décide de quitter sa maison. Le problème est que de telles démonstrations de jalousie ne sont pas de bon ton chez une femme de sa condition et elle est donc obligée de se réfugier chez sa grand-mère maternelle. En outre, le fait qu’Izumi Shikibu passe ainsi d’un frère à l’autre choque encore ses contemporains. Suite à cet épisode, les parents d’Izumi Shikibu se détournent d’elle et refusent de la voir.

Autre source de scandale : la façon dont les amants s’affichent ostensiblement. Si la court apprécie déjà les poèmes d’Izumi Shikibu, la réputation de cette dernière n’en devient que plus sulfureuse. En effet, Izumi Shikibu n’est pas le genre de personne à vouloir passer inaperçue. Voici un extrait du Grand miroir (Ôkagami) un ouvrage du début du XIIe siècle : 

« La façon dont le prince Gouverneur Général s’en alla voir le cortège de la prêtresse de Kamo au retour de la fête, en compagnie de la dame Izumi-shikibu, était fort curieuse. Le store qui fermait le devant du char était, en effet, fendu par le milieu, la moitié de son côté étant relevée et l’autre moitié, devant la dame Shikibu, par contre abaissée, mais laissant déborder ses robes, cependant sur sa jupe carmin était fixé, largement étalé, un papier rouge marqué du signe « interdit » ; et comme elle était si longue et trainait presque à terre, tous les yeux paraît-il étaient tournés de ce côté plutôt que vers le cortège. »  (trad. : Sieffert)


Izumi Shikibu, (1886), Yôshû Chikanobu (1838-1912)


De la même manière, elle s’affiche comme la maîtresse officielle du prince et l’accompagne par exemple chez le lettré Fujiwara no Kintô pour observer les cerisiers en fleurs. La liaison s’achève néanmoins à la mort du prince en 1007. Izumi Shikibu lui dédiera des poèmes où elle exprime son chagrin sur un mode particulièrement lyrique, une chose rare dans une poésie de cour qui utilise souvent des lieu communs. La poétesse évoque par exemple le fait que l’idée d’entrer en religion l’ait traversée, à la manière d’une veuve ayant perdu son époux. Comme il était très rare d’exprimer une telle passion de cette manière, certains de ses détracteurs lui reprocheront de se montrer excessive.

Puisque terme il y a
Quittons cet habit couleur de glycine
Désormais je le porterai
Après l’avoir teint
Aux couleurs des larmes de sang

Triste,
Je regarde devant moi
Et compare celui qui est parti
En fumée
Aux cendres de ce brasero


Au service de l’impératrice


Izumi Shikibu observe le deuil pendant une année entière. Puis, au printemps 1009, elle entre au service de l’impératrice Sôshi. Celle-ci est déjà entourée de femmes fort lettrées telles que Murasaki Shikibu ou encore Akazome Emon. Si dans ses poèmes la dame expose ses histoires d’amours d’une manière bien plus directe que ce qu’autorise vraiment la décence, elle jouit néanmoins d’une solide réputation pour ses vers. C’est pour cela que le régent de l’époque, Fujiwara no Michinaga, décide de la faire rentrer au service de sa fille, autour de laquelle il veut rassembler les femmes les plus brillantes d’esprit et habiles dans les lettres. Ainsi, cet homme est conscient du talent et de l'habileté de la dame, même s’il avait auparavant traité Izumi Shikibu de femme volage, le Recueil d’Izumi Shikibu mentionne en effet l’épisode suivant:

« Le Grand Ministre (Michinaga) ayant vu un de ses proches tenant un éventail qui m’appartenait lui demanda « de qui est-il ? » et comme on lui répondait « d’une telle » il s’amusa à écrire dessus « éventail d’une femme volage ». Moi, par la suite, j’inscrivis à côté :

Peut-être l’avons nous franchi
Peut-être ne l’avons nous pas franchi
Cette barrière d’Ôsaka
Vous qui n’en êtes point le gardien,
Ne me faîtes point de reproches »

Quant aux relations avec les éminentes femmes de lettres qui sont ses contemporaines Izumi Shikibu a par exemple échangé des poèmes avec Sei Shônagon. Ici elle taquine Sei, qui a gagné les faveurs d’un haut personnage, en lui envoyant un bulbe d’acore. L’acore était utilisée pour protéger les maisons des mauvais esprits et à la cour des compétitions étaient organisées pour savoir qui en ramasserait le plus de bulbes.

Izumi Shikibu :

Acore que voilà
Un homme l’aurait déterré
Quoi de plus naturel
Qu’il en fasse l’ornement
De son alcôve

 Réponse de Sei Shônagon :

Qu’il est chétif
Et qu’il est court
Ce bulbe d’acore
Pourtant il fut déterré par vous
L’ornement même des alcôves

Réponse d’Izumi Shikibu :

C’est ainsi donc
Que vous me jugez
Me mettant au rang
Des personnes qui auraient vu
Forces bulbes d’acores


Mais ses relations avec la romancière Murasaki Shikibu sont plus tendues. Les deux femmes doivent toutes les deux leur position à Fujiwara  no Michinaga et ont probablement le même âge. Murasaki l’évoque ainsi dans son journal :

« Celle que l’on nomme Izumi-shikibu est dotée d’un réel talent épistolaire. Il est certes vrai qu’Izumi a des côtés détestables, mais quand elle se laisse aller à écrire une lettre au fil du pinceau, ceux qui sont experts en la matière y découvrent, semble-t-il, du brillant dans l’expression la plus banale. Ses poèmes sont fort agréables. Elle n’a, paraît-il, ni les connaissances ni le métier qui font le poète authentique, mais, dans ses improvisations,  elle sait toujours introduire quelque trait plaisant qui retienne l’attention. Fût-on un poète estimable, prétendre critiquer et juger les compositions d’autrui pourrait bien être la preuve que l’on a trop rien compris à la poésie. Elle, en tout cas, me semblent appartenir à l’espèce de ceux qui paraissent s’exprimer spontanément en poèmes. Je ne pense pas toutefois que j’aie à rougir d’elle. » (trad. : Sieffert)

Il ne s’agit pas tant ici d’une pique acerbe teintée de jalousie. Murasaki reproche à Izumi Shikibu le côté trop spontané de sa poésie, ce qu’elle considère comme une faute de goût. Elle critique également le fait que si le talent épistolaire d’Izumi Shikibu est connu, c’est par ce que celle-ci ne se prive pas de laisser voir ses lettres, une conduite à laquelle Murasaki Shikibu refuse de se laisser aller. Cependant, Izumi Shikibu respecte très bien les règles de la poésie de son époque, notamment pendant les concours auxquels elle participe. Peut-être Murasaski Shikibu n’a-t-elle eu accès qu’à des fragments de ses oeuvres. D’autant qu’il existe un certain nombre de similitudes entre les faits rapportés dans le Journal d’Izumi Shikibu (possiblement écrit en 1008) et l’intrigue des derniers chapitres du Dit du Genji (écrits entre 1011 et 1014). La romancière s’est-elle inspirée de sa compagne de cour ? Toujours est-il que cela ne fait que renforcer la complexité de la relation entre les deux femmes.


La perte d'un enfant


C’est sans doute grâce à l’influence de Michinaga qu’Izumi Shikibu rencontre son dernier époux : Fujiwara no Yasumasa, âgé d’une vingtaines d’années de plus qu’elle. Celui-ci devient gouverneur de deux provinces différentes en 1013 puis 1023 et il semble qu’Izumi Shikibu l’ait accompagné dans la prise de ses fonctions. Sa fille, Koshikibu, compose en effet un poème qui sera retenu dans l’anthologie des Cents poètes et un poème pendant un concours de poésie organisé pendant un voyage où Izumi Shikibu et son mari se trouvaient dans la province de Tango, où son mari était en poste. Cette anthologie regroupe les plus grands poètes de cette époque et que c’est sur elle que se base le jeu de karuta.

Le poème de Koshikibu :

Déjà la route est si longue
jusqu'au mont Ôé et jusqu'à
Ikuno
que je n'ai pas mis le pied
à Amanohashidaté et n'ai pas
vu de lettre

Poème d’Izumi Shikibu dans les Cents poètes :

L'autre côté d'un monde qui
n'est pas
emportera le souvenir que je
veux d'un dernier rendez-vous

Izumi Shikibu aurait néanmoins continué à avoir de nombreux amants, même après son remariage. Leur nombre est difficile à établir car nombre de ses poèmes sont adressés à « un homme » ou à « quelqu’un ». Rappelons qu’un tel comportement n’aurait pas été critiqué chez un homme. Une certaine liberté de mœurs était tolérée pour les femmes mais elle était beaucoup plus restreinte.

Sa fille, Koshikibu, entre elle aussi au service de l’impératrice et a en 1018 un enfant et meurt en 1025 en mettant au monde un fils, cette fois d’un autre père. Des textes plus tardifs ont cherché à lui imaginer d’autres amants, tentant de donner à la fille le même caractère qu’à mère. Izumi Shikibu est très affectée par le décès de sa fille et ses poèmes reflètent d’ailleurs son état d’esprit :

(En évoquant ses petits-enfants)

Partie en nous laissant
De qui avais-tu donc pitié ?
Certes, tu pensais bien plus à tes enfants,
Oui, bien plus à tes enfants

(La nuit du dernier jour de l’an)

J’entends dire que cette nuit
Reviennent les disparus
Mais tu n’es pas là
La demeure que j’habite
Est un lieu où les âmes ont du mal à vivre

Koshikibu telle que représentée dans les Cent poètes 


Après cela, Izumi Shikibu n’obtient que des mentions éparses dans les textes, souvent pour indiquer sa participation à des concours de poésie jusqu’en 1033. Le dernier poème daté de son recueil est adressé à son époux Yasumasa et aurait été écrit en 1027. Néanmoins, Izumi Shikibu se sépare de lui avant la mort de ce dernier en 1036. Le temple de Seishin-in à Kyôto possède une statue d’elle en habit de religieuse et accueille dans son enceinte une tombe supposée être la sienne. Un autre temple, le Seiganji, prétend aussi être le lieu où elle aurait vécu ses dernières années. Après tout, son poème « Venue par un chemin ténébreux…» ne laissait-il pas entrevoir une personnalité complexe tiraillée entre l’attrait de la Voie bouddhique et les passions de ce monde ? Aucune de ces hypothèses n’est malheureusement vérifiable. Plusieurs dates sont proposées pour sa mort, la plus tardive étant celle de 1061.

(Comme des personnes composaient des poèmes sur leur désir d’aller au paradis) :

Mes vœux seraient
Puissé-je
Sortir de ce monde
De ténèbres, tout obscur,
Pour m’incarner en une claire fleur de lotus

L'une des tombes attribuées à Izumi Shikibu (source : *)



Récupérations et dégradation de l’image de la poétesse


Contrairement à sa rivale Murasaki, Izumi Shikibu passe à la postérité pour ses aventures amoureuses et sa manière de se défier des convenances. L’anecdote qui prétend qu’elle aurait fini ses jours en religieuse est possiblement une création à des fins édificatrices montrant une femme trop longtemps soumise à des passions tumultueuses se remettre sur le droit chemin. Après sa mort, les suppositions sont allées bon train quant au nombre exact de ses amants. Ainsi, la liste ne cesse d’augmenter, souvent sans preuves, et beaucoup s’en donnent à cœur joie allant même jusqu’à lui inventer des enfants totalement fictifs.

Un récit va même jusqu’à désigner Izumi Shikibu comme étant une « fille de joie », qui a un enfant avec un homme du palais. Fils qui est abandonné, puis retrouve sa mère une fois à l’âge adulte sans savoir qu’elle est sa génitrice. Les deux commettent l’irréparable, Izumi Shikibu découvre ensuite qu’il s’agit de son fils et entre en religion. Il s’agit évidemment d’une fiction sans aucun fondement.

Au XXe siècle, Izumi Shikibu trouve néanmoins une nouvelle alliée en la personne de la poétesse Yosano Akiko (1878-1942) qui va s’atteler à réhabiliter l’image de cette femme calomniée par des siècles de commentateurs. Cette féministe promouvait en effet les œuvres écrites par des femmes, notamment de l’ère Heian, afin de démontrer qu’autrefois ces dames de cour écrivaient ce qu’il se faisait de mieux en matière littéraire. Elle défend alors Izumi Shikibu qui représente selon elle une femme libre et indépendante sentimentalement. L’un de ses recueils de poésie est intitulé Midaré-gami soit « cheveux en désordre » en référence à l’un des poèmes d’Izumi Shikibu :

J’étais là pâmée
Ignorant le désordre de mes cheveux noirs
Combien m’est cher celui qui d’abord les releva

Izumi Shikibu, (1735), Nishikawa Sukenobu (1671-1750)


L’œuvre d’Izumi Shikibu


Celle dont le traducteur émérite René Sieffert écrit qu’elle fut « certainement le plus grand poète de son temps » a laissé une sorte de journal intime, le Izumi Shikibu nikki, conformément à la mode en vigueur chez les dames de cour de l’époque. Sieffert écrit à ce sujet que sa qualité d’écriture n’a rien à envier à celle du grand roman de l’époque, Le dit du Genji. Sa particularité est de raconter un épisode de la vie de son autrice, à savoir la naissance de son histoire avec le prince Astumichi, mais à la troisième personne, lui donnant une tonalité très romanesque. En effet, elle désigne les personnages sous les noms de « la femme » et « le prince ». René Sieffert évoque la possibilité que ce journal ait été écrit d’un trait à l’été 1008, soit peu de temps après le décès du prince.

Couverture d'un manga (1999) adapté du 
Journal d'Izumi Shikibu par Igarashi Yumiko


Certains chercheurs ont néanmoins formulé l’hypothèse que cette œuvre ait pu être celle d’un tiers, notamment par son style d’écriture très travaillé l’apparentant plus au genre romanesque des monogatari. Néanmoins, les spécialistes les plus éminents concordent aujourd’hui sur le fait que cet ouvrage soit bien authentique et le fait de notre poétesse. En voici un extrait :

« Du feuillage des arbres naguère coloré, rien ne subsistait, le ciel était clair et dégagé ; regardant le soleil qui se couchait, le cœur serré, selon usage, elle lui écrivit :

J’ai beau mon seigneur
me dire que vous êtes là
pour me consoler
lorsque vient le crépuscule
je me sens mélancolique.

(Prince)
Tout un chacun certes
Lorsque vient le crépuscule
Le ressent ainsi
Et plus que tout autre vous
Qui le dites la première.

Cette pensée me point le cœur. Ah ! que je voudrais accourir sur l’heure. » Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, alors que tout était blanc de givre, il lui écrivait : « En cet instant, comment vous sentez-vous ? »

Ce matin de givre
À l’aube d’une longue nuit
Passée dans l’attente
En effet plus que toute chose
Au monde est mélancolique.

Tels étaient les propos qu’ils échangeaient. Ce qu’écrivait le prince, comme de coutume, était empreint d’émotion.

(Prince)
Seul de mon côté
Penser et penser à vous
Ne nous mène à rien
Ah puissiez-vous madame
Le ressentir comme moi.


(Izumi Shikibu)
Que vous et moi soyons
Vous là-bas et moi ici
Après tout n’importe
Si votre cœur et mon cœur
Jamais ne sont séparés. » (trad. Sieffert)

Ce journal comporte 147 poèmes échangés entre les deux amants, soit le nombre le plus important de toute la prose japonaise de l’époque. Deux recueils rassemblent les poèmes d’Izumi Shikibu et leur nombre total s’élève à 1477, ce qui en fait un véritable monument de la littérature japonaise.

Quoi qu’il en soit je vous propose de la quitter sur cette citation du Mumyô sôshi, un ouvrage de critique littéraire daté de 1202 et attribué à une femme anonyme, sœur ou nièce d’un illustre poète :

« Izumi-shikibu composa des poèmes en si grand nombre qu’en vérité l’on n'ose croire qu’une femme ait pu en produire tant et tant, de si grande valeur, à moins que ce ne fut l’effet d’un mérite acquis en quelque vie antérieure. Car on a peine à imaginer que ce soit l’œuvre d’une seule vie. » (trad. : Sieffert)

Même si mon amour pour toi
Venait à se briser en mille morceaux
Il est tel que nul morceau ne serait perdu

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Article associé :



Sources :

(Compte-tenu des documents qui me sont accessibles au moment de la rédaction de cet article, la traduction des poèmes d’Izumi Shikibu provient du livre suivant  : )

Izumi Shikibu, YOSANO Fumi (trad.), Poèmes de cour (édition bilingue français-japonais), Paris, La différence, coll. « Orphée », 1997.

« Hyakunin isshû », Revue du tanka francophone, (http://www.revue-tanka-francophone.com/hyakunin-isshu.html), dernière consultation le 28 novembre 2017.

Extraits du Journal accédés sur La cave à poèmes, (http://www.cave-a-poemes.org/page.php?id=1138), dernière consultation le 28 novembre 2017.


Bibliographie

MULHERN Chieko I., Japanese women writers : a bio-critical sourcebook, Westport, Greenwood press, 1994.

Izumi Shikibu, SIEFFERT René (trad.), « Introduction », Izumi-shikibu : journal et poèmes, Paris, POF, 1997, p.7-35.


3 commentaires:

  1. Encore un très bel article ! J'ai un peu lu sur Izumi Shikibu mais j'avoue ne pas avoir su les détails sur sa vie. De plus je ne savais pas qu'elle a écris tant de poèmes, c'est vraiment impressionnant ^^

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  2. Super ! Et j'admire ton rythme de parution des articles O.o
    Sinon, même si on finit par s'y attendre, il est tellement dommage de voir à quel point les femmes influentes finissent pratiquement toujours par subir des attaques ad hominem sur leur sexualité quel que soit le pays ou l'époque.
    Heureusement que ces dernières années on a enfin des processus de réhabilitation (comme l'ensemble de ce site) pour remettre leurs oeuvres/travaux au centre de l’intérêt que l'on devrait avoir pour elles en ne parler de leurs ébats non comme des ragots ou pour satisfaire un certain voyeurisme mais de façon à mieux comprendre leur héritage.
    Excellent boulot et bonne continuation :D

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire, je suis très contente que ce nouvel article t'ai plu ;), et surtout pour tes propos très pertinents sur la réputation des femmes et les attaques sur leur sexualité. Et force est de constater que c'est une attitude qui n'a pas toujours disparu aujourd'hui, ce qui rend d'une certaine manière l'histoire d'Izumi Shikibu très moderne. Je ne sais pas si tu as voté pour le sondage mais n'hésite pas ;) à très bientôt en tout cas !

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