Les résultats du sondage ayant conduit à une égalité,
j’ai dû procéder à un tirage au sort. Je remercie tous ceux qui ont voté. La
gagnante est donc Ogino Ginko (1851-1913), première femme autorisée par
l’administration de l’ère Meiji à exercer la médecine occidentale au Japon. Mue
par l’altruisme, cette pionnière a fait tout au long de sa vie face à de
nombreux obstacles et s’est engagée en faveur de la défense des droits des
femmes.
Portrait d'Ogino Gino
Japon moderne et femmes sous tutelle
La restauration de Meiji signe la fin de l’ère Edo.
En effet, elle marque l’effondrement du régime shôgunal des Tokugawa et l’entrée
sur le devant de la scène de l’empereur susnommé. L’arrivée des Américains au
Japon en 1853 puis 1854, lesquels forcent ce pays jusque-là presque entièrement
fermé à s’ouvrir à l’extérieur, ébranle le gouvernement des Tokugawa. Face à la
faiblesse de celui-ci, certains domaines guerriers vont soutenir le retour au
pouvoir de l’empereur Meiji. Suite à un coup d’état à Kyôto en janvier 1868
celui-ci marche sur Edo et l’occupe en mars, laquelle devient ainsi sa nouvelle
capitale, Tôkyô.
La société de l’ère Meiji subit des transformations
radicales. Premièrement le Japon s’ouvre vers l’extérieur mais c’est aussi la
fin de l’âge des samouraïs dont des lois vont restreindre peu à peu les droits
et les privilèges. Quant à la pratique de la médecine, une réforme de 1874
proclame que la seule médecine valable est la médecine occidentale, par rapport
à la médecine chinoise d’autrefois et instaure l’obligation pour tous les
docteurs actifs de se voir délivrer une habilitation officielle.
Les droits des femmes étaient déjà particulièrement
limités à l’ère Edo, cependant la situation ne va pas s’arranger. Le Japon se
dote peu à peu d’un arsenal législatif inspiré du droit européen. A la fin du
XIXe siècle est adopté un
nouveau code civil qui entérine notamment une dégradation de la condition
féminine, les femmes demeurant légalement sous la tutelle de leurs pères et
époux. Pierre-François Souyri résume ainsi la situation : « «Ce
code de la famille « moderne » traduit bel et bien une dégradation de
la condition juridique des femmes ». De même, celles-ci sont exclues
du suffrage et de la participation à la vie politique, notamment dans le cadre
parlement nouvellement crée.
Cependant, l’ère Meiji voit s’élever des
opposantes et des voix féminines. Autrices féministes, activistes, figures
sociales, et autres militantes, femmes indépendantes exerçant leur
profession…Parmi elles : Ogino Ginko, qui s’inscrit dans la longue lignée
de femmes médecins qu’a connu le Japon.
Naissance
d’une vocation
Ogino Ginko est la cinquième fille d’un chef de village dans la
préfecture de Saitama. De son enfance traditionnelle, rien ne la prédestine au futur
qui va être le sien. Ginko se marrie pour la première fois à seize ans avec le
jeune chef d’un village voisin. Or, dix-neuf ans elle se trouve malade, ayant
contracté une maladie vénérienne, probablement la gonorrhée, transmise par son
époux et doit rentrer chez elle. A cause de cela, Ginko devient stérile et son
mariage se solde ainsi par un divorce. En 1870, la jeune femme doit passer une
longue période à l’hôpital afin d’y être correctement soignée.
Elle écrit plus tard que son
hospitalisation fut pour elle extrêmement traumatisante. A partir de 1873, elle
se sent suffisamment forte pour parcourir par elle-même les couloirs de l’établissement
et commence à réconforter les autres patientes. Comme elle, les femmes
présentes déplorent le fait de devoir se soumettre à des examens effectués par
des hommes. Ginko réalise alors que beaucoup de femmes préfèrent cacher leurs
maladies et se laisser dépérir plutôt que de consentir à être inspectées par un
docteur. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle affirme dans ses écrits postérieurs
la nécessité de voir plus de doctoresses s’occuper directement des corps des
femmes. Selon elle, seule une femme peut-être véritablement capable de
s’occuper de ces questions là, surtout en matière de gynécologie afin de
respecter la pudeur de ses patientes.
En outre, elle poursuit le récit de son
expérience en évoquant son amertume face au comportement de son époux qui
divorce d’elle suite à la découverte de sa stérilité. C’est de là que nait sa
vocation de venir en aide à toutes ces femmes, elle se résout ainsi à ne pas
abandonner, malgré son manque de moyens.
Etudiante
en médecine
Ginko commence à étudier en 1875 dans une
école pour femmes à Ochanomizu, à Tôkyô. Etudiante brillante, elle en sort en
1879 avec les honneurs. Cependant, cette formation de base n’est pas suffisante
pour atteindre son objectif. Il lui faut ainsi s’attaquer à un bastion
exclusivement masculin : Kojuin, une école de médecine privée. Seule femme
dans l’établissement, Ginko a eu des difficultés à y être admise et les
surmonte avec l’aide d’un éminent docteur : Ishiguro Tadanori (1845-1941).
Cependant, une fois définitivement inscrite, elle se voit mise en but aux
fréquentes démonstrations d’hostilité de ses camarades.
Cependant, Ginko persévère et finit par
être diplômée de cette fameuse école en 1882. Reste néanmoins un problème de
taille : elle doit désormais être autorisée par l’administration Meiji à
exercer la médecine. Or, il lui faut pour cela passer un examen, chose qu’elle
se voit refuser en tant que femme.
S’en suit ensuite une longue période de
pressions et de demandes sans fléchir. Là aussi, elle bénéficie du soutien
d’Ishiguro ainsi que d’un influent homme d’affaires. C’est finalement en 1884 que
Ginko est autorisée à passer la première moitié de l’examen afin d’obtenir son
accréditation. C’est une réussite et après avoir affronté avec succès une autre
épreuve en 1885, Ginko devient la première femme officiellement autorisée à
pratiquer la médecine occidentale au Japon. Elle a alors trente-cinq ans.
Ogino Ginko
Doctoresse
engagée
Ginko peut désormais exercer la médecine
de façon professionnelle. Elle reste dans le domaine qui lui tient à
cœur : celui de la gynécologie et de l’obstétrique, prouvant que les
années de lutte n’ont pas émoussé sa vocation et ouvre sa clinique à Yushima, à
Tôkyô. Elle enseigne également dans une école pour femmes à partir de 1889.
Qui plus est, sa victoire génère un
véritable phénomène d’émulation et de jeunes doctoresses vont se lancer dans
ses pas. En outre, Ginko s’engage dans un certain nombre de causes sociales,
particulièrement en faveur des droits des femmes. Convertie au christianisme,
elle rejoint des cercles féminins chrétiens et lutte notamment en faveur de
l’abolition de la prostitution. Les droits politiques des femmes lui tiennent
également particulièrement à cœur. En octobre 1890, elle s’associe par exemple
avec un groupe de femmes éduquées, membres de la classe moyennes naissante et
ayant des liens avec des élites masculines, pour adresser une pétition à partis
politiques afin de contester l’interdiction faîte aux femmes d’être présentes
lors des assemblées parlementaires. Cette pétition est notamment publiée dans
plusieurs journaux.
Si Ginko est si proche des milieux
chrétiens, c’est aussi par ce qu’elle a rencontré son deuxième époux :
Shikata Shizen, lui aussi chrétien, un homme qu’elle a cette fois choisi et
avec lequel elle se marie en 1890 contre l’avis de ses proches.
Des
femmes médecins pour l’avenir
Ginko écrit aussi des articles afin
d’exprimer sa pensée et de défendre le droits de femmes à pratiquer la
médecine. Elle écrit ainsi en 1893 un article intitulé « Le passé et le futur
des doctoresses au Japon », publié dans le journal chrétien Jogaku Zasshi. Son texte est en accord
avec la ligne éditoriale de ce dernier dont le but est en effet d’inciter les
hommes à revoir leurs préjugés sur les femmes et également de promouvoir l’accès
à l’éducation pour ces dernières. Le premier numéro propose par exemple une
illustration de l’impératrice Jingû (aurait régné de 201 à 269 dans la
chronologie traditionnelle) se préparant à envahir la Corée, liant les
préoccupations actuelles avec des exemples illustres du passé. Ginko fait en
réalité partie de la rédaction de la revue depuis 1890 où elle rédige notamment
quelques publications sur la santé et l’hygiène.
L’article de Ginko se place dans cette
lignée. En effet, elle y légitime sa position en soulignant être parfaitement
consciente du fait de ne pas être la première doctoresse au Japon, considérant la
nécessité d’apprendre du passé. Dressant une histoire des doctoresses nippones,
elle part de la cour impériale de Nara (entre 710 et 794) où des femmes médecins, joi, exerçaient déjà leur profession. Celles-ci étaient des
servantes de la maison impériale, âgées entre 15 et 25 ans, qui apprenaient
pendant sept ans la maïeutique, l’acuponcture ainsi que la moxibustion (une
technique impliquant de stimuler des points d’acuponcture par la chaleur) et
comment panser les blessures. Tout ces savoirs leurs étaient généralement
transmis de manière pratique et orale. Ces doctoresses de cour disparaissent
néanmoins des registres après l’ère Muromachi (qui s’achève en 1573).
Ginko se sert de ces exemples pour
souligner que bien des femmes avant elle ont pratiqué la médecine, même si cela
c’est souvent fait de manière occultée, elle déclare ainsi que bien des
docteurs ont bénéficié de l’aide de leurs femmes ou filles. Elle prône ainsi la
nécessité de permettre à plus de femmes de devenir doctoresses et de pouvoir
accéder à l’éducation adéquate, en effet, elles seront selon elle mieux à même de
s’occuper de leurs patientes et celles-ci se sentiront sans doute plus à l’aise
en étant examinées par des femmes. Se basant sur sa propre histoire, elle
revendique notamment la création d’universités privées pour les femmes afin que
celles-ci puissent se préparer correctement aux examens qui leur permettront
d’exercer la médecine. Il faut attendre 1900 pour que s’ouvre enfin une école
de médecine dédiée aux femmes.
Sa pensée se base néanmoins sur une
division essencialiste des rôles entre hommes et femmes. Aux hommes la guerre à
l’extérieur, aux femmes le fait de renforcer la nation à l’intérieur des
frontières, notamment en devenant médecins du fait de l’urgence et de la
nécessité de voir plus d’entre elles se lancer dans cette profession.
Voyage
vers le Nord
Pourtant, alors qu’elle est au sommet de
sa carrière Ginko accepte, deux ans après la publication de son article, de
suivre son mari tout au Nord du Japon, à Hokkaïdo, où celui-ci souhaite bâtir
une communauté chrétienne utopique. Même si sa renommée s’en retrouve éclipsée,
elle continue néanmoins de pratiquer et de dispenser des soins, fidèle à sa
vocation. Cependant, l’existence qu’elle y mène est difficile.
Pendant cette période, Ginko ouvre une
clinique spécialisée en gynécologie et en pédiatrie et donne également aux
femmes des conseils d’hygiène et sur la manière de soigner les blessures. Après
la mort de son époux Ginko retourne à Tokyo en 1908 où elle continue d’exercer
son métier de médecin en dirigeant un hôpital jusqu’à sa mort en 1913.
La tombe d'Ogino Ginko (*)
Ainsi, il faut retenir d’elle sa ténacité
et sa détermination forgées dans l’épreuve, l’ayant poussée à relever un grand
défi et surtout à ouvrir la voie à d’autres femmes médecins comme elle. En
outre, Ogina Ginko n’a pas oublié d’où elle venait ni ce qu’elle avait traversé
et est ainsi resté une grande défenseuse de la cause féminine.
Le prochain article portera, pour
remercier tous ceux qui avaient voté pour elle, sur Tabei Junko : la
première femme à gravir l’Everest.
Sources
« Ogino Ginko », Mujeres que hacen la historia, 22 janvier 2010,
(https://mujeresquehacenlahistoria.blogspot.fr/2010/01/siglo-xix-ginko-ogino.html), consulté en décembre 2017.
« Ogino
Ginko, modern Japanese figures », National Diet library,
2013, (http://www.ndl.go.jp/portrait/e/datas/43.html?cat=170), consulté en décembre 2017.
Bibliographie
ANDERSON Marnie, A place in public : women’s rights in Meiji Japan, Harvard,
Harvard University press, 2011.
HENSHALL Kenneth, Historical dictionnary of Japan to 1945, Lanham, Scarecrow press,
2013.
NAKAMURA Ellen, “Ogino
Ginko's Vision: ‘The Past and Future of Women Doctors in Japan’ (1893)” U.S.-Japan Women's Journal, no. 34, 2008, p.
3–18.
SOUYRI Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour
l’histoire », 2010.
WINDSOR Laura, Women in medecine : an encyclopedia,
Santa Barbara, ABC-Clio, 2002.