mercredi 17 octobre 2018

La bataille d'Aizu, épisode 1 : les guerrières du château grue

Il y a 150 ans, le 8 octobre 1868, débutait le siège du château d’Aizu. Cet épisode de la guerre de Bôshin a vu s’illustrer de nombreuses femmes dans la défense de leur domaine et leur mémoire est toujours honorée de nos jours dans la région. Aussi, tout au long du mois d’octobre, ce blog accueillera, en plus des articles classiques, plusieurs courts articles traitant de la place des femmes dans cette bataille. 

Avertissement : Ces articles sont des extraits remaniés de mon mémoire de fin d’études. Je serai ainsi particulièrement vigilante les concernant. Merci de me citer si vous désirez les utiliser comme références. 

Sur ce, le premier épisode va présenter le contexte de cette bataille et l’éducation martiale des femmes d’Aizu. Bonne lecture !

La bataille d’Aizu, (début octobre jusqu’au 5 novembre 1868) est l’un des cas les plus documentés concernant les dernières apparitions des héritières des traditions samouraïs sur le champ de bataille. Les femmes jouent en effet un rôle plus que crucial dans la défense de ce château assiégé par les troupes impériales, ce qui donne lieu à de nombreux exemples de bravoure, lesquels sont encore célébrés aujourd’hui. Ce cas mérite également d’être étudié par la pluralité de mémoires et de témoignages, notamment féminins, disponibles à son sujet.


Leçon de combat, (1900 ?), Hirezaki Eiho (1881-1968)

Un domaine résolument guerrier face à la restauration du pouvoir impérial


La bataille d’Aizu prend place dans le cadre de la guerre de Boshin, qui voit le shôgunat renversé par les forces de l’empereur Meiji, lequel fait d’Edo, renommée Tokyo, sa nouvelle capitale. La source des tensions ayant conduit à ce conflit se trouve principalement dans l’arrivée des Américains au Japon en 1853 et 1854. Devant la puissance étrangère, le Japon n’a d’autre choix que d’accepter de s’ouvrir et de commencer à commercer avec l’extérieur. Le pays réalise également le caractère limité et dépassé de son armement. De là, différentes factions vont se créer quant aux moyens à adopter, le shôgun ayant vu sa légitimité s’effondrer au moment où il a cédé face aux Américains La restauration d’un pouvoir impérial fort s’impose alors comme une solution, notamment pour les domaines de Satsuma et Chôshû, qui après deux premières campagnes les opposant au pouvoir shôgunal, proclament le 3 janvier 1868 la restauration du pouvoir impérial après un coup d’État à Kyoto et marchent sur Edo avec l’empereur, laquelle est occupée en mars 1868. 

Carte de la guerre de Bôshin (source : *)


Conscient de la pression et de la nécessité d’une réforme, le jeune shôgun Tokugawa Yoshinobu avait décidé en décembre 1867 de restituer ses pouvoirs à l’empereur. Cependant cette issue ne convient pas à certains partisans des Tokugawa, ce qui fait que certains domaines vont alors prendre les armes contre la faction impériale. C’est justement le cas d’Aizu, dont la famille dirigeante est une branche des Tokugawa, ce qui est à l’origine d’un attachement très fort au maintien du régime. Qui plus est, le daimyô d’Aizu, Matsudaira Katamori avait été nommé shugo (gouverneur militaire) en 1862 à Kyoto afin de s’assurer que la famille impériale demeure sous contrôle shôgunal. De plus, il a tenté le 27 janvier 1868 de reprendre, sans succès, Kyoto à la faction impériale. Refusant d’accepter la fin du pouvoir shôgunal, il rejoint l’alliance anti-impériale, formée par d’autres domaines rebelles et se retrouve ainsi assiégé sur ses terres à l’automne 1868. Le 8 octobre 1868, les troupes d’Aizu parviennent à repousser une première fois les envahisseurs hors de la principale ville du domaine, Aizuwakamatsu, au prix de la vie de 460 de leurs guerriers. Cependant la situation devient si critique qu’à partir du 18 octobre 1868, toutes les forces sont contraintes de se replier dans le château de la ville d’Aizuwakamatsu, le Tsurugajô ou « château-grue », surnommé ainsi pour sa beauté. 


Le château d'Aizu (photo personnelle)


Les femmes d’Aizu doivent elles aussi choisir leur rôle dans cette bataille, trois grandes tendances peuvent être clairement identifiées : le suicide, le soutien à la défense, ou la prise directe des armes. Leur implication prouve combien elles étaient fidèles aux valeurs de l’ancien Japon féodal et prêtes à défendre leurs convictions, ce qui s’explique par l’éducation reçue par les femmes des familles samouraïs d’Aizu, lesquelles ont grandi dans la plus pure tradition du bushidô.

La participation féminine à la bataille d’Aizu ne représente pas une généralité, en effet la formation des femmes de la classe guerrière n’est plus la même à l’époque d’Edo que pendant les âges guerriers où il leur était indispensable de savoir combattre pour défendre leurs terres. La paix ayant été instaurée par l’unification du Japon depuis la campagne de Sekigahara en 1600 et la chute du château d’Osaka en 1615, l’objectif n’est plus uniquement de faire des femmes des combattantes efficaces. Le maniement de la naginata (fauchard, arme traditionnelle des femmes de la classe guerrière) devient un vecteur de qualités conçues comme féminines : une posture élégante, l’endurance et la concentration, la rectitude, l’abnégation et la résilience. Il s’agit avant tout d’une arme d’entraînement, qui permet aux femmes de s’exercer et de rester fortes malgré les contraintes de leur vie sédentaire et surtout domestique. Comme le souligne Ellis Amdur : « Cependant, à la différence des femmes appartenant à l’aristocratie victorienne de qui on attendait soumission et fragilité, les femmes bushi devaient être soumises et fortes, leur devoir étant de perdurer ».Lanaginata est en effet l’emblème de la femme buke (membres de la classe guerrière)et fait d’ailleurs partie intégrante de son trousseau de mariage.


Tamaru Matsuko armée d'une naginata, (1880 ?), Adachi Ginko (1853 ?)

Dans certains domaines, le maniement des armes passe au second plan, tout simplement car il n’est pas jugé adéquat au regard des réalités sociales. Certaines compétences sont jugées comme dotées d’une plus grand utilité concrète, notamment en ce qui concerne l’entretien de la maison et qui permet d’être une bonne épouse travailleuse, comparé au rôle spirituel de la pratique martiale qui paraît beaucoup plus distant et hors de propos dans ce nouveau contexte.

Yamakawa Kikue (1890-1980), une féministe japonaise, souligne dans ses écrits sur les femmes du domaine de Mito que la « voie du guerrier » n’est pas faîte uniquement de mots et de préceptes mais que, pour imprégner les individus, elle doit s’inscrire dans un style de vie qui se transmet au fil des générations. Or, la vie des femmes buke (d’Aizu est régie par le bushidô. Cet attachement aux traditions permet d’expliquer leur volonté combative. De plus, ces femmes sont informées du contexte politique et des enjeux des luttes, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans d’autres domaines qui mettent beaucoup moins l’accent sur ce rôle martial féminin. 


Dans le domaine de Mito par exemple, l’entraînement que reçoivent  les femmes des familles de samouraïs est plus que sommaire. Celles-ci se mariant à 14 ou 15 ans, elles n’ont guère de temps pour s’entraîner, le plus important est de devenir robuste et endurante pour effectuer au mieux les tâches domestiques. Certaines femmes ne recevaient même pas de kaiken(poignard que recevaient traditionnellement les femmes issues des familles de samouraïs. Il servait à l’auto-défense et à réaliser le suicide féminin)Chise, la mère de Yamakawa Kikue, en possédait un, offert par son père en récompense. Or, personne ne lui a jamais montré comment s’en servir pour se défendre ou se suicider, une chose qui aurait été impensable dans le Japon médiéval où l’ère Sengoku. ÀAizu en revanche, les filles de samouraïs obtenaient toutes une dague et apprenaient à l’utiliser. Au contraire, lorsqu’une femme de Mito excellait dans le maniement de la naginata, elle en devenait une source de curiosité ainsi que le centre de toutes les conversations. Il faut cependant prendre en compte deux principaux facteurs afin d’expliquer ces différences : Mito est un domaine pauvre et isolé des luttes de pouvoir et qui ne bénéficie pas du rôle prépondérant qu’était celui d’Aizu auprès des Tokugawa. 

Les samouraïs d’Aizu sont à l’époque connus pour être fiers, austères, bornés et étroits d’esprit. Le confucianisme a en effet une place très importante dans leur éducation et les jeunes doivent apprendre par cœur les préceptes moraux de loyauté à la voie du guerrier. Les femmes jouent un rôle très important dans cette transmission. Shiba Gorô, qui avait 10 ans au moment de la bataille, se rappelle de sa mère comme d’une femme sage et capable qui lui racontait des histoires de guerriers valeureux et à qui il doit ses manières de samouraï et son sens de la discipline. Plus tard, la mère et la grand-mère envoient sans sourciller le frère ainé, Shirô, rejoindre les troupes stationnées dans le château et l’accompagnent jusqu’aux portes, arguant qu’il s’agit là de son devoir.

Ces femmes d’Aizu correspondent à l’idéal du samouraï tel que le célèbre Nitobe Inazô (auteur du livre Bushidô, l’âme du Japon en 1899) : elles reçoivent un entraînement très poussé en matière de maniement de la naginata et sont aussi douées pour les lettres que pour les armes, tandis qu’elles adhèrent pleinement à l’idée du don de soi pour leur seigneur, leur domaine ainsi que leurs familles, ce qui prédispose les trois axes que nous avons dégagés. Shiba Gorô mentionne dans son témoignage qu’il garde une image très nette de ses sœurs qui se levaient tôt pour s’entraîner avec leurs naginata de bois, un bandeau blanc autour de la tête, et de leurs voix qui résonnaient dans l’air.  


La maîtresse d'arts martiaux Murakami Hideo (née en 1863) et une de ses élèves
(source : *)

Ainsi, un certain nombre de facteurs sociologiques conditionnent les femmes d’Aizu à une action guerrière et à résister de différentes manières. Le 8 octobre 1868 s’impose comme la date fatidique pour ces combattantes : les troupes impériales ont pénétré le quartier de Beidai, lieu de résidence de l’élite, dans la ville d’Aizuwakamatsu. L’ennemi est dans les murs : il leur faut choisir leur manière de s’opposer aux troupes impériales, de manière passive ou active. Rendez-vous au deuxième épisode pour le découvrir ! 


Bibliographie 

Ouvrages sur l’histoire du Japon

Amdur Ellis,  Traditions martiales, Noisy-sur-école, Budô éditions, 2006.

Reischauer Edwin O., Histoire du Japon et des Japonais, tome 1 des origines à 1945, Paris, Points, coll. « Histoire », 2014.

Shiba Gorô, Craig Teruko (trad.), Remembering Aizu: the testament of Shiba Gorô, Honolulu, University of Hawai’i press, 2000.

Souyri Pierre-François,Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.

Yamakawa Kikue, Karai Wilman Kate (trad.), Women of the Mito domain, Stanford, Stanford university press, 2002.

Articles universitaires

Wright Diana E., « Female combatants and Japan’s Meiji restauration: the case of Aizu », War in history,vol. 8, n° 4, 2001, pp. 396-417

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