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jeudi 1 novembre 2018

Kôdai-in : la conquête du pouvoir

Kôdai-in (1549-1624), épouse légitime du deuxième unificateur du Japon, Toyotomi Hideyoshi, a été l’une des femmes les plus puissantes de l’époque des provinces en guerre. Pourtant, elle est souvent laissée dans l’ombre Yodo-dono, concubine de son mari et femme au destin tragique. Pire encore, certains écrivains et biographes ont propagé à son encontre des stéréotypes peu flatteurs : femme frustrée par sa stérilité, elle aurait été faible, tout juste bonne à laisser bouillir sa jalousie. Il est temps de livrer un portrait plus juste de celle qui était une personne généreuse, astucieuse, implacable et que les grands personnages de son époque respectaient et admiraient.

J’ai déjà évoqué le contexte de la période au début de l’article sur Yodo-dono et vous incite à vous y référer si vous le désirez afin de vous faire une idée de la place qu’y occupaient les femmes, entre victimes et actrices de la violence.

Portrait de Kôdai-in en habits de nonne (source : *)


L’apprentissage du métier de châtelaine 


 Il a été difficile de choisir la manière de la désigner dans cet article. En effet, la lecture de son prénom de naissance n’est pas claire et elle a changé de nombreuse fois de nom et de titre au cours de sa vie. J’ai ainsi décidé d’utiliser le dernier qu’elle a porté, son nom de nonne bouddhiste : Kôdai-in. Le fait que sa page Wikipédia en japonais la référence ainsi m’a confortée dans cette décision. 

Cependant, avant de vivre cette ascension, l’intéressée s’appelait Nei (le caractère qu’elle utilisait pour son prénom peut aussi se lire Ne mais il semble que l’hypothèse la plus fiable soit la première). Elle est née en 1549 et a des origines modestes : son père est un fantassin léger. En 1561, à l’âge de quatorze an, elle épouse Kinoshita Tôkichirô, soit le futur Toyotomi Hideyoshi, qui en a lui vingt-cinq et est lui aussi un fantassin au service d’Oda Nobunaga. 

En 1573, son mari entreprend la conception de son propre château et Kôdai-in y réside avec lui. Elle n’hésite pas à intervenir dans les affaires de son conjoint. Ainsi, lorsqu’il décide d’augmenter les impôts que doivent payer les résidents de la ville entourant leur demeure, elle s’y oppose et réussit à imposer son point de vue. Elle reçoit également à cette époque la visite d’Oda Nobunaga. Celui-ci lui écrit une lettre qui contient plusieurs informations permettant de cerner le personnage de Kôdai-in. Premièrement, elle est une excellente hôtesse, le seigneur la remercie des présents qu’elle lui a offerts. Il la complimente également sur sa beauté et mentionne néanmoins que les relations entre Hideyoshi et son épouse ne sont pas au beau-fixe puisque ce dernier se plaint de sa conjointe. Pour Nobunaga, cela est injuste et il demande à Kôdai-in de montrer cette lettre à son mari. Néanmoins, il lui demande de ne pas trop élever la voix et d’observer une certaine réserve féminine. Cet indice souligne la forte personnalité de Kôdai-in et confirme qu’elle n’hésitait pas à se faire entendre. 


La dame d’Osaka


En 1582, Oda Nobunaga est assassiné par Akechi Mitsuhide au temple Honnô-ji. Hideyoshi va vaincre Mitsuhide et ainsi prendre le pouvoir. Il gravit les échelons jusqu’à obtenir le titre de Kanpaku (régent) en 1585 et entreprend de grandes campagnes militaires afin d’unifier le pays sous son contrôle. Le prestige de son époux rejaillit sur Kôdai-in. Elle, la fille de fantassin, reçoit le titre de Kitanomandokoro, soit « bureau septentrional d’administration ». Cette appellation était donnée aux femmes de hauts dignitaires qui résidaient dans la partie nord de la demeure et avaient en charge l’administration de la maison. Ceci signifie également qu’elle est d’un rang plus élevé que tous les vassaux d’Hideyoshi. Ce dernier fait construire le château d’Osaka et s’y installe. Kôdai-in devient la maîtresse des lieux. Elle a une réputation de grande bonté mais est également capable d’imposer son autorité. Toutes les nombreuses concubines d’Hideyoshi reconnaissent sa prééminence et aucune ne cherche à la contester. Même celles qui sont issues de familles d’un rang supérieur au sien se comportent avec déférence devant elle.  Le fait que cette dernière n’ait pas d’enfants, si l’on excepte ceux qu’elle a adoptés, n’y change rien. Ainsi, lorsque Yodo-dono donne naissance en 1593 à un héritier mâle, elle ne supplante en aucune manière Kôdai-in qui reste au sommet de la hiérarchie. Lorsqu’elle et plusieurs autres concubines ont accompagné Hideyoshi à Nagoya alors que celui-ci se préparait à envahir la Corée, Kôdai-in précédait les autres femmes dans le cortège.

Statue de Kôdai-in visible à Kyoto (source : *)

Son importance est connue en dehors du château et c’est pour cela que des jésuites portugais, soucieux de propager leur religion au Japon, ont tenté de l’approcher afin d’obtenir son soutien, pensant qu’elle était la seule personne pouvant les aider. En effet, avant de mettre en place son édit d’expulsion des jésuites, Hideyoshi ne leur était pas favorable sans être pour autant ouvertement hostile. Kôdai-in se montre au contraire curieuse de cette nouvelle religion, échange avec eux via ses suivantes et réussit à persuader son époux de les autoriser à prêcher et à résider où ils le désirent. Elle reçoit également des prédicatrices japonaises au château pour les écouter parler de la doctrine chrétienne. Elle continue à entrer en contact avec des prêtres résident à Osaka et Hirado, ce qui montre qu’elle est en capacité de mener une correspondance diplomatique indépendamment d’Hideyoshi et sans que ce dernier n’en soit au courant. Pour ce faire, elle dispose de plusieurs aides féminines, dont une nonne nommée Kôzôsu, très douée pour rassembler des informations, qui lui sert de secrétaire et s’occupe de sa correspondance avec des personnages importants tels que des daimyô.

En 1588, elle est élevée au premier rang de cour et reçoit le nom de Toyotomi Yoshiko. Quatre ans après, Hideyoshi lui confie un fief et la charge de l’administrer. Ces terres rapportent beaucoup à Kôdai-in. 


Une conseillère vigilante


Si leurs relations conjugales ne sont pas toujours harmonieuses, Hideyoshi considère néanmoins Kôdai-in comme une partenaire et une alliée importante sur laquelle il a pu se reposer tout au long de son ascension. Ceci est tout d’abord visible dans la correspondance qu’il échange avec elle. Ses concubines n’ont droit qu’à des informations très vagues sur l’état des campagnes militaires. Kôdai-in reçoit au contraire des rapports très détaillés et est informée  de ses futures décisions et peut ainsi répondre en lui donnant son opinion ou des suggestions.

Hideyoshi lui fait également confiance pour gérer ses finances et utiliser son argent. L’une des suivantes de Kôdai-in est d’ailleurs chargée de tenir à jour son livre de comptes. Plutôt que de confier la tâche de surveiller ses possessions de valeur à ses vassaux, le maître des lieux la délègue aux employées de sa femme, laquelle est chargée de superviser leurs actions. Ceci fait écho aux responsabilités des épouses dans les maisons guerrières entre le XIIeet le XVIesiècle. En effet, dans le cadre du rôle administratif dont elle a la charge, l’épouse légitime doit s’occuper des vivres, des vêtements, mais également de la gestion financière, des transactions commerciales et aussi de l’achat des armes. Comme l’écrit Wakita Haruko : «(…) L’on a pu dire que le degré de dévouement des vassaux reflétait le prestige de l’épouse ».

Plus encore, Hideyoshi lui transfère une part de son autorité et loue par écrit ses capacités. C’est à elle et au frère de  sa femme qu’il confie le château en son absence alors qu’il pourrait très bien compter sur un de ses vassaux pour ce faire. Il demande d’ailleurs à son épouse de veiller à ce que tout fonctionne pour le mieux et d’éviter que des incendies ne se propagent. Kôdai-in est en capacité de donner des ordres à tous dans le château, quelque soit leur rang, afin de maintenir la bonne marche des choses. 

En l’absence d’Hideyoshi, Kôdai-in possède également des pouvoirs de justice étendus. Un jour, alors que son mari est en campagne, un moine se présente devant elle avec une lettre soit disant écrite par Hideyoshi et contenant de fausses informations. Cependant, la missive n’est pas signée. La dame fait aussitôt arrêter et torturer le moine qui avoue avoir fabriqué un faux en espérant se voir donner de l’argent pour avoir transmis le message. Kôdai-in décide de le faire emprisonner et prévoit de le faire exécuter au retour de son époux. Elle montre ici non seulement ses capacités de discernement mais également qu’elle est informée des dernières nouvelles et ne se laisse ainsi pas berner.

Hitomi Kuroki dans le rôle de Kôdai-in dans la série Gunshi Kanbei
(source : *)

Kôdai-in est partie de peu. Pourtant, elle a su faire sien ce rôle et prendre en charge les multiples responsabilités attendues d’elle. Cependant, elle ne s’est pas contentée de son rôle de soutien et élaborait également ses propres intrigues. L’épisode des jésuites prouvait qu’elle était à même d’agir seule sans informer son mari. Un autre épisode prouve qu’elle est également capable de le manipuler. Ceci est visible dans ses échanges, via le truchement de sa secrétaire, avec le daimyô Date Masamune. Ce dernier contrôle une large portion de territoire au nord du Japon mais n’est pas aussi dévoué à Hideyoshi que ce qu’il tente de lui faire croire depuis que ce dernier l’a vaincu. Cependant, la femme de Masamune, Megohime, se rend à Kyoto en 1590 et révèle les véritables intentions de son époux. Elle désire en effet se venger car ce dernier a tué sa nourrice et certaines de ses suivantes car Megohime a été accusée de lui avoir caché une tentative d’assassinat le visant.

Suite à cela, Masamune écrit de très nombreuses fois à Kôdai-in afin de tenter d’obtenir son aide. Celle-ci lui répond d’ailleurs avec beaucoup de franchise en déclarant être importunée par son attitude et ajoute que le daimyô n’est pas en position pour exiger quoi que ce soit d’elle. Cependant, elle accède à sa demande et parvient à convaincre Hideyoshi du fait que les propos de Megohime ne sont que des racontars. Kôzôsu écrit néanmoins à Masamune de la part de son employeuse en soulignant que celui-ci ne doit pas oublier la faveur qui lui a été faîte et lui suggère de venir expliquer clairement sa position et de faire ainsi taire sa femme. En réponse à cela, alors qu’il est absent pendant la campagne de Corée, Masamune écrit à sa mère Yoshihime et semble lui suggérer de rester en contact avec les secrétaires de Kôdai-in.

Beaucoup d’écrits postérieurs ont réduit Kôdai-in à son identité d’épouse. Cependant, il ne faut pas oublier l’indépendance dont elle a su faire preuve, tout au long de son mariage, mais également après la mort d’Hideyoshi, où ses décisions ont aidé à faire basculer le cours de l’histoire. 


Aux côtés des Tokugawa


Hideyoshi décède en 1598 et laisse derrière lui le fils qu’il a eu de Yodo-dono : Hideyori. Celui-ci étant trop jeune pour gouverner et la régence est confiée à un conseil de cinq anciens, dont Tokugawa Ieyasu (1543-1616). Yodo-dono part s’installer au château d’Osaka avec son fils. Kôdai-in, devenue nonne, quitte les lieux et se rend à Kyoto, néanmoins beaucoup de samouraïs alliés aux Toyotomi continuent de lui rester fidèle. Yodo-dono réussit néanmoins à s’imposer avec succès dans l’entourage de son fils et se comporte en maîtresse des lieux au château d’Osaka. Son attitude bouscule les coutumes car elle n’est qu’une concubine et pas l’épouse légitime. S’il n’était pas possible de faire état d’un véritable conflit entre les deux femmes du vivant d’Hideyoshi, Yodo-dono n’étant alors pas en capacité de porter atteinte à la position de Kôdai-in, elles vont désormais se retrouver dans des camps opposés pendant la bataille de Sekigahara, qui a lieu en 1600.

Celle-ci oppose Tokugawa Ieyasu à Ishida Mitsunari, un fidèle des Toyotomi et se solde par la victoire des Tokugawa. Ieyasu est nommé shôgun en 1603 et devient ainsi le maître du pays, il fait d’ailleurs de Toyotomi Hideyori l’un de ses daimyô, s’assurant ainsi de son obéissance. Cependant, il est important de préciser que Kôdai-in a elle aussi joué un rôle dans cette victoire. En effet, elle a choisi de soutenir les Tokugawa. Etait-ce pour s’opposer à Yodo-dono ? Considérait-elle la victoire d’Ieyasu comme la plus probable ? Comme l’option la plus avantageuse pour elle ?

Autre représentation de Kôdai-in en nonne (source : *)

Toujours est-il qu’elle s’est appliquée à lui trouver un certain nombre de soutiens, notamment en la personne des fils de son frère, Kinoshita Iesada. Ainsi, son neveu et fils adoptif Hideaki est venu la trouver avant la bataille afin de lui demander quel parti il devait prendre. La dame lui conseille de rejoindre le camp des Tokugawa et il suit sa recommandation. Son ralliement fait d’ailleurs basculer le cours de la bataille en faveur d’Ieyasu. Elle fait de même avec son neveu Toshifusa qu’elle persuade de changer de camp. D’autres daimyô importants l’auraient contactée avant les hostilités, cependant il est difficile d’en apporter des preuves concrètes. 

Tokugawa Ieyasu se montre d’ailleurs très reconnaissant envers elle. Premièrement, il lui donne son nouveau nom : Kôdai-in en 1603. Ensuite, lorsqu’elle décide de faire construire son propre temple, le Kôdai-ji, le nouveau shôgun lui apporte son aide. Il l’invite également à  voir des pièces de nô en sa compagnie, se rend avec elle à des fêtes religieuses et l’amène voir les cerisiers en fleur. Plus encore, Kôdai-in conserve ainsi ses terres et en tire les revenus conséquents qui vont avec.

Cependant, Ieyasu se satisfait pas de sa victoire à Sekigahara et souhaite anéantir totalement les Toyotomi. A l’hiver 1614, il commence à assiéger le château d’Osaka. Cependant, il désire installer son quartier général sur une terre au sud du château. Or, ce territoire appartient à Kôdai-in. Il lui demande donc l’autorisation de l’utiliser et celle-ci la lui octroie.

Après une première trêve, Ieyasu reprend le siège du château en 1615 et met fin à la lignée des Toyotomi. Hideyori et Yodo-dono se suicident en effet. Kôdai-in, qui est restée en contact avec Date Masamune, lui fait part de ses sentiments quand à ce dénouement, auquel elle a contribué. Elle déclare être heureuse de ce qu’il s’est produit.


Une fin de vie paisible


Kôdai-in a ainsi réussi à survivre à cette époque tumultueuse et à s’assurer une fin de vie dans la stabilité et la prospérité. En effet, elle ne manque de rien et est aussi riche qu’un grand daimyô. A tel point que son fils adoptif Hideaki, pourtant lui aussi un seigneur, doit à un moment lui emprunter de l’argent. Elle continue également d’exercer ses talents de femme d’affaires en vendant de la soie à des marchands de Kyoto.

Ieyasu décède en 1616. Kôdai-in vit elle jusqu’en 1624, suffisamment longtemps pour voir l’avènement du troisième shôgun de la dynastie Tokugawa : Iemitsu. Le temple qu’elle a fait construire le Kôdai-ji, reste aujourd’hui un site touristique apprécié pour la couleur de ses érables en automne.

Vue du Kôdai-ji de nuit (source : *)

Kôda-in a exercé une action constante tout au long de la période. Elle a influé, à des degrés divers, sur les trois unificateurs du Japon. Son aide a été cruciale pour qu’Ieyasu puisse instaurer sa dynastie. Elle était également en contact avec les grands personnages de son époque, daimyô comme l’empereur, et certains d’entre eux se trouvaient redevables envers elle. Les historiographes de l’époque d’Edo se sont focalisés sur les hommes et les grandes stratégies des daimyô. Pourtant, il ne faut pas occulter la présence de femmes puissantes telles que Kôdai-in. Kitagawa Tomoko écrit d’ailleurs à son sujet : « Les samouraïs ne faisaient-ils que combattre ? Il leur fallait gérer les finances, la justice et s’occuper de leurs châteaux quand ils ne guerroyaient pas. C’est exactement ce qu’elle faisait. » (traduction personnelle). Bien qu’elle n’ait jamais combattu, Kôdai-in a exercé toutes les fonctions d’un samouraï de la période et sans doute mérite-t-elle aussi cette appellation.

Pour le prochain article, je vous propose de choisir entre deux femmes peintres :

-Katsushika Ôi (1800 ( ?) -1866 ( ?) : fille du célèbre peintre Hôkusai que la postérité a laissée dans l’ombre de son père mais qui a pourtant réalisé un certain nombre d’œuvres remarquables.

-Uemura Shôen (1875-1949) : artiste célèbre pour la beauté et le raffinement de ses portraits de femmes. A commencé à peindre très jeune et a réussi à s’imposer dans un monde d’hommes.

Vous pouvez voter dans les commentaires ou sur la page Facebook du blog. A très bientôt !


Articles liés 







Bibliographie


Livres sur l’histoire du Japon

Fukumoto Hideko, Pigeaire Catherine, Femmes et samouraï, Paris, Des Femmes, 1986.

Higuchi Chiyoko, Rhoads Sharon (trad.), Her place in the sun, women who shaped japan, Tôkyô, The East, 1973.

Iwao Seiichi et al.,Dictionnaire historique du Japonvol. 17, Tokyo, Publications de la Maison Franco Japonaise, 1985. 

Articles et travaux universitaires

Kitagawa Tomoko, Kitanomandokoro : A lady samurai behind the shadow of Toyotomi Hideyoshi, Thèse, Département d’études asiatiques, University of British Columbia, 2006.

Kitagawa Tomoko, « The conversion of Hideyoshi’s daughter Gô », Japanese journal of religious studies, vol. 34, n°1, 2007, pp. 9-25.

Wakita Haruko, Bouchy Anne, « L'histoire des femmes au Japon. La « maison », l'épouse et la maternité dans la société médiévale », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54eannée, n°1, 1999, pp. 29-53.


Sitographie

« Kodai-ji, le temple aux érables et bambous à Kyoto », Kanpai, repéré à :https://www.kanpai.fr/kyoto/kodai-ji, dernière consultation le 25 octobre 2018.

vendredi 12 octobre 2018

Kasuga no Tsubone : l'ascension d'une nourrice

Kasuga no Tsubone (1579-1643), dont le titre signifie « dame Kasuga », est remarquable par son ascension sociale. Nourrice du troisième shôgun de la dynastie des Tokugawa, Iemitsu (1604-1651), elle exerce  sur son protégé une influence certaine. Sachant se montrer cruelle tout comme juste, elle a su imposer son pouvoir et devenir un personnage incontournable de son époque.


Portrait de Kasuga no Tsubone (source : *)


Une épouse insoumise


Kasuga, qui se nommait O-Fuku avant de recevoir son titre (le « O » avant son prénom est un préfixe honorifique), est la fille de Saitô Toshimitsu, un vassal haut-placé d’Akechi Mitsuhide, daimyô et père d’Hosokawa Gracia. Or, Mitsuhide trahit en 1582 son maître, Oda Nobunaga, avant d’être tué sur les ordres de Toyotomi Hideyoshi. Le père de Kasuga paie de sa vie la trahison de son seigneur : il est crucifié. O-An, son épouse, s’échappe avec ses sept enfants et se réfugie chez des membres de sa famille.

Kasuga passe son enfance de manière relativement paisible, même si elle contracte la petite vérole qui lui crible le visage de cicatrices. Elle reçoit une éducation complète : les manières aristocratiques n’ont pas de secret pour elle, mais en tant que femme issue de la classe guerrière Kasuga excelle au maniement des armes et particulièrement de la naginata. Elle épouse par la suite Inaba Masanari, un daimyô bien plus âgé qu’elle, dont elle a trois fils. 

Force est de constater que cette union ne fonctionne guère. Le mari de Kasuga est infidèle et celle-ci fait de nombreuses fois montre d’un tempérament sanguin et violent. Un soir, trois voleurs entrent ainsi dans la demeure de Masanari. C’est Kasuga qui se charge d’eux. Elle en tue deux mais le troisième parvient à lui échapper. 

Kasuga no Tsubone affrontant un voleur, (1880 ?), Adachi Ginkô (1853-?)


Kasuga va vite chercher une échappatoire. Heureusement l’épouse d’Hidetada (1579-1632), l’actuel shôgun, fils de Tokugawa Ieyasu, donne en 1604 naissance à un fils. Or, nul ne parvient à trouver une nourrice. Aucune dame n’accepte de faire le chemin périlleux pour se rendre de Kyoto à Edo. Kasuga va saisir sa chance. Elle apprend qu’une concubine de son époux est enceinte. Elle fait venir la femme, la tue de sang-froid d’un coup de sabre et rentre chez les siens à Edo. Elle finit par entendre parler de la quête du shôgunat et propose aussitôt ses services. Contrairement à Hideko Fukumoto et Yosaburo Takekoshi, Cecilia Segawa Seigle et Linda H. Chance ne mentionnent pas cet assassinat dans leur livre Ooku the secret world of the shogun’s women. Elles évoquent surtout le fait que le départ de Kasuga du domicile conjugal, en laissant ses fils derrière elle, ait généré nombre de rumeurs, dont certaines prétendant que sa décision était motivée par la jalousie. Il est également possible d’ajouter à ce mobile un désir de fuir la pauvreté dans laquelle elle se retrouve plongée suite à une dispute entre son époux et son seigneur.

Kasuga parvient à ses fins en faisant jouer ses relations. A cette époque, la personnalité de la nourrice compte autant, sinon plus, que son origine. Or, Kasuga est intelligente et cultivée, ce qui lui vaut d’être choisie. Le fait qu'elle quitte son mari sans le consulter révèle une grande indépendance. En effet, à cette époque le divorce était généralement entrepris à l’initiative de l’époux. Masanari consent à la séparation une fois que Kasuga obtient le poste de nourrice parce qu’il ne veut rien lui devoir. L’influence de cette dernière aurait en effet pu lui valoir un poste important. Cependant, une fois en place, Kasuga va devoir déployer toute son intelligence pour favoriser l’enfant qui lui a été confié.


La championne du jeune héritier


Plusieurs figures de nourrices ont joué un rôle important dans l’histoire du Japon en façonnant la destinée de leurs protégés. Parmi elles, Hiki no Ama (XIIe siècle), la nourrice du premier shôgun Minamoto no Yoritomo, ou encore Katakura Kita (1539-1610), nourrice du daimyô Date Masamune (1567-1636) et elle aussi redoutable combattante. Kasuga se retrouve très vite dans la même position lorsque le shôgun et son épouse ont un deuxième fils : Kunichiyo, également appelé Kunimatsu. 

 Kasuga rencontre alors une ennemie en la mère de son protégé. Celle-ci, nommée O-Eyo ou O-Gô (1573-1616), la benjamine de Yodo-dono, favorise ouvertement son second fils. Or, cette femme de caractère exerce un ascendant certain sur son époux, le fait qu’elle soit âgée de six ans de plus que lui y contribue sans doute pour beaucoup. La nourrice craint que, sous l’influence d’O-Eyo, Hidetada ne finisse par nommer son cadet comme héritier. Il faut également souligner que l’aîné souffre de la comparaison : il est frêle, a des difficultés à s’exprimer, tout en étant un enfant difficile. Kasuga comprend alors qu’il lui faut agir. Il en va de l’avenir de son protégé mais également de sa place en tant que nourrice.

Elle décide alors de mentir à ses employeurs en prétendant se rendre en pèlerinage au sanctuaire d’Ise. Sa destination est en réalité le château de Sunpu, qui se trouve tout proche et où réside l’ancien shôgun, mais toujours puissant et influent : Tokugawa Ieyasu. La nourrice réussi à avoir une entrevue avec lui et prend le risque de lui exposer le problème : son fils et sa belle-fille délaissent leur fils aîné, le prétendant légitime à la succession. 

Son audace paie : Ieyasu décide de rendre visite aux siens. Lorsque les membres de sa famille viennent pour lui rendre hommage, il demande au  jeune Iemitsu (Takechiyo de son nom d’enfant) de venir s’asseoir à ses côtés à une place surélevée. Le petit frère tente de suivre le grand mais Ieyasu lui ordonne de rester là où il est. Plus tard, des friandises sont apportées. Ieyasu tend alors le plateau à son premier petit-fils et enfin seulement daigne à ce Kunichiyo puisse en avoir. Il réprimande ensuite O-Eyo sur sa conduite. Le message est clair : Ieyasu soutient Iemitsu et il est hors de question qu’Hidetada nomme son second fils héritier. Il affirme l’importance de la succession par ordre de primogéniture afin d’éviter les querelles. Les deux parents comprennent très bien le message et Kasuga a gagné. Iemitsu devient shôgun en 1623 Soupçonné de fomenter une rébellion, Kunichiyo finit plus tard par se suicider. 


De nourrice à femme politique


Kasuga triomphe ainsi véritablement. Sa position privilégiée auprès du shôgun lui permet d’exercer une très grande influence. L’une des réalisations les plus importantes de Kasuga est l’établissement des règles régissant le Ôoku ou « Grand intérieur », cette partie du palais où résident l’épouse du shôgun, ses concubines et toutes les femmes occupées à leur service. Elle rédige des règles draconiennes : nul ne peut y pénétrer sans sauf-conduit et interdiction d’entrer dans cette partie du palais après sept heures du soir. Les hommes n’ont pas leur place dans cette institution entièrement gérée par les femmes. Elle est d’ailleurs gardée par des professionnelles des arts martiaux. Kasuga conduit elle-même les entretiens des personnes qu’elle souhaite recruter et connaît toutes les personnes qui y travaillent. Ce mode de fonctionnement continue d’être appliqué jusqu’à la chute de la dynastie Tokugawa. En récompense, le shôgun lui octroie un domaine, ce qui fait de Kasuga une femme très riche. Lorsqu’elle fait part de son désir de bâtir un temple à la mémoire de ses défunts parents, Iemitsu prend tous les frais en charge.

Portrait de Kasuga no Tsubone, Tanyu Kano (1602-1674)


Kasuga exerce également son pouvoir de manière plus indirecte dans la conduite des affaires de l’état. Premièrement, car les conseillers du shôgun ont tous grandit avec lui et connaissent Kasuga no Tsubone depuis l’enfance et respectent leur autorité. Deuxièmement, elle fait en sorte de placer ses proches à des postes importants : son fils, son frère, sa nièce, bénéficient tous de ses largesses. A la fin de la vie de Kasuga, pratiquement tous les conseillers d’Iemitsu sont soit des membres de sa famille, soit ses protégés. Elle sait tout autant comment manœuvrer le shôgun et faire en sorte que celui-ci l’écoute. 

Lettre écrite par Kasuga no Tsubone (source : *)


Bien entendu, le comportement de Kasuga soulève son lot d’oppositions. Cependant, les personnes qui manifestent leur dissidence ont tendance à ne pas rester longtemps en place. Ainsi, l’un de ses ennemis perd sa place et son fief après avoir protesté auprès du shôgun contre les initiatives de Kasuga. Celle-ci influence de ce fait les politiques du shôgunat. Son protégé écoute tous ses conseils et ses suggestions et la consulte avant de prendre des décisions. Ainsi, lorsqu’éclate au Sud du Japon en 1638 une rébellion de chrétiens et de fermiers, la rébellion de Shimabara, un membre de la garde rapprochée du shôgun déclare qu’il faudrait envoyer Kasuga régler la situation étant donné qu’elle est l’une des personnes en lesquelles Iemitsu a le plus confiance. Si Kasuga ne se rend pas sur place, la rébellion est néanmoins écrasée. 

Le règne d’Iemitsu est en effet marqué par des répressions brutales envers les chrétiens. Il se montre également isolationniste : en 1639, il décide de fermer complètement le Japon aux étrangers (à l’exception des hollandais qui commercent toujours dans une petite enclave), état de fait qui dure jusqu’en 1853. C’est le sakoku ou « pays fermé ». Il renforce également les institutions du shôgunat et renforce le régime à un niveau sans précédent. Il fait en sorte de s’assurer de la loyauté de ses vassaux en instaurant le système du Sankin kôtai ou « résidence alternée » qui les contraint à demeurer une année sur deux à Edo. Les épouses des daimyô y vivent, elles, de manière permanente et se transforment ainsi en otages. Voici ainsi le type de politiques de Kasuga a peut-être contribué à influencer.

Kasuga n’utilise pas uniquement son autorité pour avancer ses propres intérêts. Elle se montre également juste et soucieuse de l’intérêt de ses employés. Ainsi, elle se préoccupe notamment du salaire des femmes qui travaillent au Ôoku et fait ainsi en sorte de leur verser chaque année une prime lorsqu’elle constate qu’elles gagnent trop peu. Elle respecte également les règles qu’elle a fixées. Ainsi, elle rentrée après le couvre-feu, elle attend l'aube à la porte avec ses suivantes et fait par la suite l’éloge de la personne qui a refusé de lui ouvrir. Ce fait à un tel retentissement qu’il est mentionné dans les manuels scolaires jusqu’à la Seconde guerre mondiale, élevant Kasuga en modèle de moralité pour les jeunes lecteurs.

La nourrice se démarque également par sa loyauté. En 1629,  le shôgun Iemitsu tombe malade. Kasuga se rend au mausolée de Tokugawa Ieyasu pour prier pour le rétablissement de son protégé et jure de ne jamais se soigner en échange de la vie d’Iemitsu. Le shôgun se rétablit et Kasuga tient sa promesse jusque sur son lit de mort.

C’est d’ailleurs cette même année que Kasuga va intervenir directement dans les affaires de la cour impériale, bousculer les codes et contraindre l’empereur lui-même à la recevoir.


La femme qui fit trembler la cour


Les relations entre le shôgunat et l’empereur, à Kyoto, sont particulièrement tendues suite à un épisode connu sous le nom d’« incident du vêtement violet ». Si l’empereur souhaite octroyer à un moine un habit de cette couleur, qui symbolise un haut rang dans la hiérarchie religieuse, il doit d’abord obtenir l’autorisation du shôgunat. Or, l’empereur Go-Mizunoo (1596-1611) vient de passer outre, ce qui est une véritable provocation. Le shôgun réplique alors en frappant de nullité cette nomination tout en punissant sévèrement certains religieux, notamment par l’exil. Le souverain céleste rétorque alors qu’il va abdiquer et entrer en religion.

Or, le shôgunat n’a aucun intérêt à ce que cela se produise. Les Tokugawa avaient manœuvré pour unir une fille de leur sang, Tokugawa no Masako (1607-1678), plus connue sous son nom bouddhiste de Tofukumon’in, à l’empereur dans le but d'avoir un héritier impérial qui soit apparenté aux Tokugawa, leur permettant ainsi de mettre totalement la cour sous leur contrôle (l’empereur n’exerçait à cette époque plus qu’un pouvoir symbolique). Or, les fils de Tofukumon’in sont tous morts en bas-âge et elle n’a qu’une fille. Tout sera réduit à néant en cas d'abdication de Go-Mizunoo.

Kasuga est donc envoyée à la capitale par l’ancien shôgun et père de la princesse, Hidetada, preuve que celui-ci reconnaissait également ses capacités. Kasuga parvient à ses fins : elle se rend chez Tofukumon’in et se sert d’elle comme d’un intermédiaire pour obtenir une audience avec l’empereur. Une telle chose est sans précédent : Kasuga est une femme issue d’une famille de guerriers, elle ne possède pas de rang de cour et ne peut donc pas se présenter devant l’empereur. Heureusement, elle se fait adopter par une famille de l’aristocratie, proche du shôgunat, pour qui elle avait travaillé dans sa jeunesse et qui l’a également aidée à devenir la nourrice d’Iemitsu.

Kasuga est ainsi finalement reçue par Go-Mizunoo et un banquet est donné en son honneur. L’épisode provoque une vague de réactions très violentes chez les nobles de Kyoto, outrés par l’audace de cette nourrice. Un noble confie dans son journal son dégout de ce qu’il voit comme une disgrâce pour la cour. L’empereur lui-même s’épanche sur le caractère inédit de ce qu’il s’est produit. Cependant, l’ingéniosité de Kasuga est inutile et l’empereur abdique tout de même au lendemain de leur entrevue. 

Il nomme sa fille de six pour lui succéder. Elle devient l’impératrice Meishô (1624-1696) et la première femme à occuper trône impérial depuis 770. Le shôgunat a certes un empereur de sang Tokugawa sur le trône, mais c’est une fillette vouée à ne pas avoir de descendance. Néanmoins, Kasuga retourne à la cour en 1632 pour rencontrer la petite impératrice qui lui sert une coupe de saké. C’est à ce moment qu’elle est élevée au second rang de cour et reçoit ainsi le titre de Kasuga no Tsubone, ce qui ajoute encore plus à son prestige. Par ailleurs, elle fait à partir de ce moment office d’intermédiaire entre la cour et le shôgun Iemitsu et se rend fréquemment à la capitale.

Statue de Kasuga no Tsubone visible à Tokyo (source : *)


Cependant, si de nombreuses choses semblent réussir à Kasuga, un problème de taille la taraude : le shôgun n’a toujours pas d’héritier.


Un héritier pour la dynastie


Le shôgun Iemitsu a très probablement eu des liaisons homosexuelles et Kasuga s’est préoccupée de le voir sans descendance. Aussi a-t-elle eu de nombreuses fois le souci de lui trouver des femmes susceptibles de lui plaire. En 1639, une jeune femme de seize ans, abbesse d’un temple zen issue de la noblesse, vient présenter ses hommages au shôgun. Elle attire son regard et Iemitsu fait part de son désir de l’avoir pour concubine. Kasuga lui obéit et ordonne à la jeune nonne de ne pas rentrer à la capitale, et lorsque ses cheveux ont repoussé, la force à devenir la concubine du shôgun sous le nom d’O-Man. Cependant, O-Man aurait reçu l’ordre de la part d’officiels du shôgunat de ne jamais avoir d’enfant, sans doute car elle était issue d’une famille d’aristocrates de Kyoto et sa famille maternelle aurait pu saisir cette opportunité de peser sur le pouvoir en place.

Cependant, alors qu’elle se rend à un temple d’Ueno, Kasuga aperçoit une belle jeune femme qui ressemble à O-Man. Celle-ci est de très basse extraction mais Kasuga ne recule devant rien et fait entrer la femme au Ôoku sous le nom d’O-Raku. Celle-ci donne naissance à un héritier, le quatrième shôgun Ietsuna. En septembre 1641, les vassaux du shôgun viennent rendre hommage à l’enfant. C’est Kasuga qui tient le nourrisson dans ses bras et leur présente. L’enfant est enveloppé dans une étoffe portant non pas le blason des Tokugawa mais celui de la famille de la dame. Les daimyô doivent ainsi se prosterner devant l’enfant mais aussi dans le même temps, devant elle. Elle se présente comme si elle était la grand-mère de l’héritier (O-Eyo est morte en 1626) et fait ainsi un étalage de son pouvoir.


Loyale jusqu’au bout


Il s’agit là de l’un des derniers triomphes de Kasuga. Celle-ci tombe gravement malade, le shôgun en est d’ailleurs très affecté et prend fréquemment de ses nouvelles. Or, sa nourrice reste fidèle à son vœu et refuse de se soigner. Même alitée, Kasuga se soucie toujours de contrôler son image. Ainsi, un sculpteur vient la trouver avec une statue réalisée à son effigie mais la malade lui rétorque que le résultat ne lui convient pas. Il doit alors recommencer l’œuvre deux autres fois avant d’obtenir une approbation.

Sur son lit de mort, la dame écrit un poème où elle affirme avoir découvert la voie vers l’illumination. Elle décède finalement en 1643, à l’âge de soixante-quatre ans. Iemitsu observe alors un long deuil, de la durée de celui qui est normalement réservé à une personne de la famille Tokugawa. La tombe de Kasuga se trouve actuellement à Tokyo, au temple Rinshô-in. Celle-ci possède une particularité qui reflète parfaitement la personnalité de la dame. La pierre tombale est en effet pourvue d’un trou. Kasuga no Tsubone avait en effet demandé cette modification afin de pouvoir observer l’évolution du shôgunat. Elle n’était pas non plus prête à se détourner des affaires de ce monde. 

La tome de Kasuga no Tsubone (source : *)


Kasuga no Tsubone dans la fiction


Comme de nombreux personnages marquants de l’histoire japonaise,  le destin très romanesque de Kasuga no Tsubone a inspiré écrivains, dramaturges et réalisateurs. A l’ère Meiji, son personnage devient privé de ses aspérités pour en faire un modèle d'épouse et de mère parfaite. Ainsi, la pièce de théâtre de Fukuchi Ôchi  : Kasuga no Tsubone : Kenjo no Kagami (Kasuga no Tsubone : un miroir des femmes avisées) reprend cette image lisse et convenue. 

Kasuga no Tsubone a également eu l'honneur de sa propre série télévisée en 1989, Kasuga no Tsubone où elle est dépeinte comme une belle femme, intelligente et héroïque. Son personnage apparaît également dans la série Gô Himetachi no Sengoku (Gô, les provinces en guerre des princesses), centrée sur O-Eyo, la mère du shôgun Iemitsu. Kasuga y est ici décrite d’une manière très édulcorée, certes très diligente à la tâche mais humble, et finit d’ailleurs par se réconcilier avec la protagoniste. 

Kasuga no Tsubone jouée par Ôhara Reiko dans la série de 1989

Enfin, il est possible de noter sa présence dans les tome 2 et 3 du manga Le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga qui raconte l’époque d’Edo sous la forme d’une uchronie où une épidémie a décimé la population masculine du Japon et où ce sont désormais les femmes qui prennent le pouvoir. La Kasuga décrite y est très fidèle à la réalité, les grands évènements de sa vie son présents. Elle y apparaît comme une femme machiavélienne, qui prend certes des décisions cruelles mais le fait car elle est convaincue de servir un bien supérieur, tout en étant viscéralement fidèle au shôgun Iemitsu. 

Kasuga no Tsubone jouée par  Aso Yumi 
dans l'adaptation télévisée de du Pavillon des hommes (2012-2014)
(source : *)


Nul doute que son personnage complexe et marquant a su en tout cas trouver sa place dans l’imaginaire japonais. 

Le prochain article déclinera la dernière personnalité proposée au sondage : il s’agit de Nei, l’épouse légitime de Toyotomi Hideyoshi, une habile femme de pouvoir des provinces en guerre, respectée par tous les grands de son époque et pourvue de nombreuses responsabilités. Je l’avais déjà évoquée dans l’article sur Yodo-dono où elle était ainsi en position d’antagoniste, mais cette fois j’aurais ainsi l’occasion d’explorer son point de vue. Mais ce n’est pas tout. Plusieurs autres articles arriveront au courant du mois et vous feront suivre la bataille d’Aizu (1868) à travers les yeux des femmes qui y ont participé. A très vite ! 



Articles liés 


Bibliographie

Fukumoto Hideko, Pigeaire Catherine, Femmes et samouraï, Paris, Des Femmes, 1986,

Higuchi Chiyoko, Rhoads Sharon (trad.), Her place in the sun, women who shaped japan, Tôkyô, The East, 1973.

Iwao Seiichi et al., Dictionnaire historique du Japon vol. 19, Tokyo, Publications de la Maison Franco Japonaise, 1985. 

Murock James, A history of JapanAbingdon-on-Thames, Routledge, 1996.

Sadler Arthur Lindsay, The maker of modern Japan : the life of Tokugawa IeyasuAbingdon-on-Thames, Routledge, 2010.

Segawa Seigle Cecilia, Linda H. Chance, Ooku the secret world of the shogun’s women, Amherst, Cambria Press, 2014.

Takekoshi Yosaburo, The economic aspects of the history of the civilization of JapanAbingdon-on-Thames, Routledge, 2016.


Sitographie

Bakkalian Nyri A., « Katakura Kita : Warrior wet nurse, teacher of dragons »,Gutsy Broads, repéré à : https://gutsybroads.com/2017/04/katakura-kita-warrior-wet-nurse-teacher-dragons/,dernière consultation le 10 octobre 2018.

vendredi 14 septembre 2018

Jitô Tennô : l'impératrice qui rayonna sur le Japon

La gagnante du sondage est Jitô Tennô (645-703), la troisième impératrice à régner sur le Japon dans la chronologie traditionnelle. Cultivée, stratège, elle s’impose comme une puissante souveraine et une redoutable politicienne en élaborant de nombreuses réformes essentielles au fonctionnement du gouvernement impérial. Si cet article vous plaît, n’hésitez pas à vous abonner à la page Facebook du blog pour ne rien manquer des nouveautés ! Autre annonce : comme vous pouvez sans doute le constater, j'ai activé la publicité sur le blog. J'espère que cela ne gênera en rien votre expérience de lecture. 

Couverture du manga L'arc-en-ciel céleste
 de Satonaka Machiko, qui relate l'histoire de Jitô Tennô



Une jeunesse troublée


Jitô est la deuxième fille du prince Naka no Ôe, un homme ambitieux, fils de la souveraine de l’époque, celle a qui a été donné le nom posthume d’impératrice Kôgyoku (594-661 r. 642-645). En 645, Naka assassine un ministre du clan Soga sous les yeux de sa mère, évinçant ainsi cette famille autrefois puissante, et justifie cela en expliquant que le ministre en question était coupable de trahison. Horrifiée, la souveraine décide alors d’abdiquer. C’est pendant cette année que nait Jitô.

Trois ans plus tard, son grand-père maternel, Soga no Ishikawamaro se suicide car il a été accusé à tord de comploter contre le prince Naka. Ochi, la mère de Jitô, en meurt de chagrin. Le prince épouse alors la jeune sœur de sa défunte femme, Nuhi. Une fille naît de cette union, laquelle devient plus tard la quatrième impératrice régnante du Japon : Genmei (r. 701-715). 

Jitô, qui est alors connue sous le nom de princesse Uno no Sarara (les noms sous lesquels sont connus les empereurs leur ont en effet été attribués après leur mort), est alors confiée à sa grand-mère, l’ancienne souveraine Kôgyoku, et est élevée par cette dernière. Néanmoins, en 657, à l’âge de 12 ans, elle est mariée à son oncle paternel le prince Ôama, alors âgé de 27 ans, selon une pratique courante à l’époque. Un moyen pour le prince Naka de s’assurer les bonnes grâces de ce dernier qui avait déjà épousé la grande sœur de Jitô. 

Entre temps, sa grand-mère est remontée sur le trône. Son nom de règne pour cette période (655-661) est Saimei. En 660, le père de Jitô, qui exerce une grande influence dans le domaine militaire décide de mener une expédition contre les forces coalisées de la Chine des Tang et du royaume coréen de Silla, lesquelles ont envahi Paekce, un allié du Japon dans la péninsule. Puisqu’il est de coutume pour les femmes de haut rang d’accompagner les campagnes comme celle-ci, notamment en jouant un rôle de prêtresses et devineresses pour attirer la protection divines sur leurs alliés, Jitô part elle aussi. Elle a alors 17 ans.

Sa grand-mère prend elle aussi le chemin de la guerre, cependant elle est âgée et décède alors qu’elle se trouve à Kyushu pour rallier ses troupes et se préparer à les lancer à l’assaut. C’est donc son fils, le prince Naka, qui va lui succéder sur le trône en 667. Il est aujourd’hui connu sous le nom d’empereur Tenji. En 662, Jitô donne naissance à son seul enfant : le prince Kusakabe. En 663, les forces japonaises sont vaincues par l’ennemi mais ramènent dans leur retraite de nombreux réfugiés de Paekce. La princesse est de nature curieuse et fait en sorte de mettre à profit leur présence pour étancher sa soif de connaissance. En effet, Jitô était  dans sa jeunesse une personne réservée mais dotée d’une intelligence brillante et très appréciée pour cela à la cour. Ses nouvelles rencontres lui permettent ainsi d’apprendre beaucoup au sujet de la Chine, sa littérature et son histoire. Cependant survient bientôt un événement qui va mettre à l’épreuve ses capacités intellectuelles d’une toute autre manière.


Dame de cour de l'époque de Jitô (source : *)



Commandante militaire


Le souverain Tenji doit en effet penser à la question de son héritier et favorise son fils, et donc le demi-frère de Jitô, le prince Ôtomo (648-672) en le nommant premier ministre en 671. Ceci qui déplait fortement au frère du souverain, le prince Ôama, qui avait pourtant été officiellement désigné par le dirigeant comme son futur successeur et n’apprécie guère ce qu’il voit comme une trahison, tandis que les partisans d’Ôtomo en profitent pour renforcer leur emprise à la cour.

Or, Tenji tombe malade et appelle son frère pour lui demander de prendre en charge les affaires d’état. Ôama se méfie, accepter une telle offre équivaudrait à se mettre à la merci de ses ennemis. Il décline donc et déclare qu’il souhaite devenir moine bouddhiste et se retirer du monde. Il trouve une fidèle alliée en Jitô qui l’accompagne dans l’exécution de son plan. Une fois l’autorisation du dirigeant obtenue, touts deux se retirent à Yoshino. Deux mois plus tard, Tenji meurt et Ôtomo monte sur le trône. Ôama se révolte presque aussitôt contre son neveu, dont les actions témoignent d’une forte hostilité à son égard. Néanmoins, avant de se soulever contre lui, il a décidé de s’assurer du fait que les dieux soient de son côté et la seule personne capable de le faire est une femme dotée d’un haut poste dans le gouvernement. 

Il fait venir la dénommée Kome, laquelle possède le rang  de kuni no miyatsuko ou magistrat, afin qu’elle se livre à la divination pour lui. Celle-ci prédit sa victoire, ce qui conforte la décision initiale du prince. D’autres femmes ont par la suite été nommées au VIIIsiècle à des offices similaires, ce qui témoigne de l’influence politique que possédaient ces intermédiaires entre les dieux et les hommes.Il décide alors de devancer Ôtomo en se rendant dans les régions de l’Est afin d’obtenir le soutien des pouvoirs locaux avant ce dernier. Jitô est elle aussi du voyage. En 672, ils arrivent tous les deux dans la province d’Ise.

Là, Jitô réalise des actions symboliques qui auront un fort impact. Premièrement, elle revêt des habits masculins. Deuxièmement, elle s’adresse en personne à leurs troupes rassemblées, proclamant que les dieux leur ont octroyé leur faveur, ce qui renforce le moral des soldats et les convainc de la justesse de leur cause. Il est d’ailleurs possible que, à l’instar de l’expédition envoyée par Suiko en Corée, cette scène ait inspiré le mythe de l’impératrice Jingû, qui se coiffe comme un homme et revêt armes et armure pour aller soumettre les royaumes coréens. 

Elle travaille également avec son époux à l’élaboration des plans tactiques, repère les points stratégiques à défendre et envoie les meilleurs guerriers pour les protéger. Ôama se rend dans la province d’Ômi pour mener une offensive pour son rival. Pendant ce temps, Jitô prend personnellement le commandement des troupes stationnées dans la province d’Ise. Elle s’est en effet portée volontaire pour en défendre le sanctuaire, un lieu essentiel pour que son époux puisse affirmer sa légitimité étant donné qu’il est dédié à la déesse du soleil, Amaterasu. Il est donc absolument vital qu’il reste sous leur contrôle.

Leur action conjointe leur assure la victoire, Ôama monte sur le trône en 673. Il est connu de manière posthume sous le nom d’empereur Tenmu. Il est d’ailleurs le premier à utiliser en 674 le titre de tennôpour le souverain. Conscient du mérite de sa femme, il lui donne également une titulature à sa hauteur et elle est ainsi la première à recevoir l’appellation de kôgô ou o-kisaki, soit impératrice consort : la plus haute distinction qui puisse être donnée à une épouse impériale.


Protéger le trône


A ce stade, la préoccupation première de Temmu est de contribuer à faire reconnaître son autorité dans tout le pays. Néanmoins, il lui faut aussi mettre en place de nouvelles réformes. C’est pour cela qu’il compte sur Jitô, qui gouverne d’ailleurs avec lui. Non seulement celle-ci le conseille mais élabore également des lois. Jitô est présente lorsque Temmu rassemble ses héritiers potentiels : quatre de ses fils (dont Kusakabe le fils de Jitô) et deux de ses neveux et leur fait jurer fidélité à lui et à son épouse ainsi que l’un à l’autre afin d’éviter les querelles de succession.

Néanmoins, Tenmu doit choisir entre Kuasakabe, le fils de Jitô, mais d’une nature maladive, et Ôtsu, qu’il a eu d’une autre de ses épouses, la sœur ainée de son impératrice, qui est à la fois un redoutable combattant mais également un fin lettré. En 680, une éclipse solaire a lieu, un très mauvais présage, et l’impératrice tombe malade. Ces signes néfastes créent beaucoup d’agitation chez les nobles, qui sont conscient de l’action capitale que Jitô a entreprise pour stabiliser le pays. Temmu fait construire un temple pour faciliter la guérison de sa femme. Tous ces signes font pencher la balance en faveur du prince Kusakabe, qui est d’ailleurs proclamé héritier une fois sa mère rétablie.

Ceci ne met malheureusement pas fin aux luttes de pouvoir. Temmu meurt en 686 et confie le pays à sa femme, ayant foi en ses capacités. Malgré son chagrin, Jitô prend immédiatement la situation en main. Elle déclare Ôtsu coupable de trahison envers l’héritier et lui ordonne de se suicider. Déserté par ses partisans, il n’a pas d’autre choix que d’obéir, accompagné dans la mort par son épouse. Il n’existait en vérité pas véritablement de preuves de sa félonie, mais sa popularité seule représentait déjà une menace pour Jitô. Elle envoie ainsi un signal fort : ceux qui tenteront de se rebeller devront en payer le prix. Une fois débarrassée de ce rival, elle offre des positions aux anciens soutiens d’Ôtsu envers qui elle fait majoritairement preuve de clémence, s’assurant ainsi de leur soutien envers son fils. 

Par la suite, elle s’occupe de faire donner des cérémonies funéraires grandioses pour son défunt époux. Ceci a trois objectifs : rappeler les actions de l’empereur, accroître la loyauté envers le successeur de ce dernier et enfin donner au souverain le statut d’un personnage divin. Jitô se retrouve alors frappée par un autre deuil : son fils décède en 689. Il ne reste que son petit-fils, trop jeune pour régner. C’est donc elle qui monte sur le trône en 690 et devient ainsi impératrice régnante, tennô.


Poèmes composés par Jitô à la mort de son époux :

(Elle fait ici référence au lieu où Temmu a été temporairement enterré)

Notre Souverain
Sérénissime Seigneur
Lorsque vient le soir
Les regardera sans doute
Lorsque point l’aurore
Ira les voir sans doute
De la Colline-du-Dieu
Les feuilles jaunes des monts
Ce jourdh’ui déjà 
Pour sûr il ira les voir
Et demain encore
Pour sûr les regardera
Cette montagne donc
Levant les yeux je contemple
Lorsque vient le soir
Etrangement me sens triste
Lorsque point l’aurore
Détresse saisit mon cœur
Et de rude toile
De ma robe les manches
Ne sèchent un seul instant


Ne dit-on point que
Même le feu flamboyant
Bien enveloppé
Se peut fourrer en un sac
Mais je ne puis l’ignorer
Sur les monts du nord
Le nuage qui s’étire
Le nuage bleu
Va s’écartant des étoiles
Et de la lune s’écarte

(Le nuage est l’âme de Temmu qui quitte ce monde)

Carte de karuta représentant l'impératrice Jitô



La réformatrice


Jito se met alors au travail et contribue à consolider un pouvoir central fort. Elle avait déjà promulgué en 689 un code que devaient respecter tous les gouverneurs locaux. La prochaine étape est de faire recenser toute la population en 690 en demandant à chacun de s’enregistrer sur son lieu de naissance, sans quoi le gouvernement n’est pas capable de lever correctement les impôts. Elle sait également s’entourer de ministres dont elle s’assure de la fidélité, tel que l’un des fils de son mari et par une autre épouse, mais dont la mère ne possède pas un lignage suffisamment illustre pour permettre à son enfant de prétendre au trône.

L’empereur Temmu avait envisagé de construire une grande capitale sur un modèle chinois. Jitô met à bien se projet et installe la sienne à Fujiwara, il était en effet coutume de déplacer la capitale après la mort de chaque souverain, car la précédente était considérée comme frappée d’impureté par le trépas qui venait de s’y dérouler. 

Elle réforme également l’armée, élaborant les conditions de recrutement mais aussi d’entraînement des troupes. Elle régule la circulation des armes : celles-ci sont la propriété de l’état et ne doivent servir qu’à la guerre et à l’entraînement des troupes. L’armée se professionnalise ainsi sous son influence.

Jitô est également connue pour son ouverture d’esprit et sa tolérance religieuse. Ainsi, elle contribue très activement à la propagation du bouddhisme, notamment aux frontières de Kyushu et dans Hokkaido, tout au nord du Japon. Pour autant, elle continue de soutenir les cultes indigènes et adopte à la cour certains rites issus de traditions provinciales. 

L’impératrice est aussi une protectrice des arts. Elle donne fréquemment des banquets à la cour où se produisent de talentueux artistes venus de tout le pays. Elle promeut également les arts martiaux tels que l’équitation et le tir à l’arc qui trouvent leur place dans des rituels de cour où l’emphase est mise sur l’esthétique. Elle tient également à préserver les traditions orales de son pays. Ainsi, des récitations de l’histoire des familles illustres sont fréquemment données à sa cour. En 681, alors que l’empereur Temmu était encore en vie, une récitante (cet office était occupé par des femmes, mais le nom ambigu de cette personne laisse planer le doute sur son sexe) nommée Hieda no Are avait reçu l’ordre de mémoriser plusieurs récits oraux, afin de constituer une histoire du pays, et c’est sur ses performances qu’est plus tard basé le Kojiki (712), un récit cherchant à retracer l’histoire du pays depuis ses origines mythiques.

Sous son règne, la poésie acquiert une forme plus raffinée. L’impératrice en écrit d’ailleurs elle-même. Adorant voyager, elle visite la région de Yoshino neuf fois, elle en compose pendant ses excursions. Un de ses poèmes fait partie de l’anthologie de Cent poètes et un poème composée par Fujiwara no Teika (1162-1241) et donc du jeu de Karuta. D’autres ont été retenus dans l’anthologie du Man’yôshû.

Passé le printemps
L’été est venu me semble
Les immaculées
Robes sont mises à sécher
Au céleste Mont Kagu

(Poème de Jitô retenu dans les Cents poètes)


Démanteler l’ancien système tribal et le remplacer par la suprématie d’un seul souverain était l’objectif de ses prédécesseurs. Jitô a su le concrétiser, dotant le pays d’un véritable système légal et d’une bureaucratie, n’hésitant pas à mettre à contribution les apports d’immigrés chinois ou coréens en la matière.


Le poème de l'impératrice Jitô dans Cents poètes et un poème, 
(1840-1842), Utagawa Kuniyoshi



L’égale d’une déesse 


Pendant son règne, Jitô se sert de l’adhésion que suscitent toujours les anciennes croyances chamaniques, malgré la présence d’admirateurs de la Chine, pour unir les différentes factions et faire accepter son règne et sa vision. En effet, le souverain est considéré comme le descendant direct de la déesse du soleil. En 692, elle décide d’entreprendre un voyage très symbolique dans la province d’Ise, pour rendre hommage à sa divinité tutélaire, mais aussi pour inspecter sur le chemin les actions des différents gouverneurs locaux. L’impératrice décide de partir au printemps. Certains s’y opposent, lui demandant d’attendre que les paysans soient moins occupés aux champs, afin de ne pas perturber les travaux agricoles.

La souveraine refuse. Partir en hiver ne correspondrait pas à la mise en scène politique qu’elle souhaite élaborer. En effet, la province d’Ise est balayée par des vents glacés en cette saison. Quel paysan voudrait faire le long chemin depuis son village et attendre dans le froid, sur le bas-côté d’une route, pour voir passer le cortège impérial ? Organiser son périple pendant la saison vernale lui permet ainsi d’être vue, mais aussi de rallier les locaux à sa cause, de les pousser à lui octroyer de la main d’œuvre et des moyens pour ses projets, dont sa nouvelle capitale, le tout en échange de compensations. Comme il lui faut du bois, elle s’arrête dans la province d’Ômi et gagne l’adhésion des chefs locaux en échange de récompenses. L’initiative est un succès : le projet de construction de la capitale est mené à bien en 694 et la souveraine y gagne en prestige et son autorité est reconnue.

Jitô fait ainsi un usage politique des rites religieux et chamaniques et se sert de son statut de descendante de la déesse Amaterasu pour asseoir sa légitimité. Avec ce voyage, elle renforce le lien entre la famille impériale et la déesse solaire dont s’était servi son mari pour se légitimer. Ses partisans font l’association entre elle et la déesse du soleil. Ainsi, lors de l’inauguration de sa nouvelle capitale, le poète Kakinomoto Hitomaro livre une pièce où il compare Jitô à une déesse :

Notre sérénissime
Dame Souveraine
Gouverne et régit
Du monde sous le ciel
Les pays et les terres
Si nombreuses et pourtant
De la rivière entre les monts
La vallée fraîche et pure
Qui son cœur auguste 
Séduit pays de Yoshino
Où les fleurs se dispersent
Dans la lande d’Akizu
Où les piliers du Palais 
Solides Elle a plantés
Si bien que les gens
Du Palais aux cent assises 
Leurs barques en ligne
Le matin passent la rivière
Leurs barques à l’envi
Le soir passent la rivière
Et telle la rivière
Qui jamais ne tarit
Telles ces montagnes
Qui toujours plus haut s’élèvent
Près des eaux rapides
Le Palais de la cascade
Ne me lasserai de voir

(…)

Notre sérénissime
Dame Souveraine
Divine par nature
Agissant divinement
Dans le val où court
La Yoshinogawa
Son Palais altier
Altièrement construit
Elle a gravi
Et ses terres contemplées
Etagés Elle voit
Des monts la verte muraille
Et des dieux des monts
Voici le tribut offert
Venu le printemps
Ils les couronnent de fleurs
Et quand vient l’automne
Ils les couronnent de roux
Les dieux de la rivière
Qui va longeant le Palais
Pour l’auguste table
Ont proposé leurs services
Dans les eaux d’amont
Ils chassent au cormoran
Dans les eaux d’aval
Les filets ils ont tendus
Quand monts et rivière
Ainsi viennent la servir
Voilà bien l’âge des dieux 


Planche du manga de Satonaka Machiko


L’abdication


Le petit-fils de Jitô, l’empereur Monmu (r. 697-707), est prêt à prendre sa relève. Celle-ci lui laisse donc officiellement la place, elle est donc la première souveraine du Japon à recevoir le titre de dajô-tennô(soit « empereur-suprême »). Dans les faits, c’est elle qui conserve le pouvoir. Elle conseille aussi son successeur sur la politique à suivre, lui faisant bénéficier de son expérience.

C’est également en 701 qu’est promulgué le Code de Taihô, composé de six volumes de droit pénal et dix volumes de droit administratif, basé sur un prototype élaboré par l’empereur Tenji en 668. Ce sont les ajouts effectués par Jitô pendant son règne qui ont fait en sorte que celui-ci puisse être finalement applicable, l’impératrice démontrant de nouveau ici l’ampleur de ses capacités légales et politiques. Ceci est un pas de plus sur la voix d’un état unifié obéissant à une seule loi. Ainsi, elle achève la dynamique de création d’un état bureaucratique sur le modèle chinois engagée sous le règne de Suiko.

Jitô meurt en 703 et est ainsi réunie avec son époux, dont elle partage la tombe, un cas unique. Sous son règne, le pays a atteint un degré de stabilité que ni son père ni son époux n’ont été capable d’atteindre. Les mythes rapportés notamment dans le Kojiki dépeignent une femme puissante, qui règne sur le ciel et dont l’énergie pacifie le monde. Celle-ci transmet la puissante épée qu’elle possède à son petit-fils, Niningi, pour qu’il aille régner sur les humains. Il s’agit de la déesse Amaterasu. Il serait possible d’y voir l’influence de l’impératrice Jitô, notamment dans sa relation avec son successeur, entre un jeune souverain et une impératrice puissante et expérimentée qui lui montre la voie et l’instruit de sa mission. Quoi qu’il en soit, il est possible d’affirmer que « Temmu et Jitô sont les véritables fondateurs de la monarchie impériale japonaise » (Pierre François Souryi).


Tombe de Temmu et Jitô (source : *)


Conformément au résultat du sondage, le prochain article portera sur Kasuga no Tsubone. De simple nourrice du troisième shôgun de la dynastie Tokugawa, elle devient une femme redoutée grâce à son intelligence et son absence de scrupules

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Articles liés 




Sources 

Sieffert René (trad.), Man.yôshûLivres I à III, Paris,Livres I à III, Editions de l’UNESCO, coll. «Oeuvres représentatives », 1997.


Bibliographie

Articles universitaires

Akima Toshio, « The myth of the goddess of the undersea world and the tale of empress Jingū’s subjugation of Silla », Japanese journal of religious studies, vol. 20, n°2, 1993, pp. 95-185.


Ouvrages 

Aoki Michiko Y., « Jitō Tennō, the female sovereign », Mulhern Chieko Irie (éd.), Heroic with grace legendary women of Japan, New York, East Gate, 1991, p. 40-76.

Beard Mary R.,The force of women in Japanese history, Washington, D.C, Public affairs press, 1953.

Souyri Pierre-François, Nouvelle histoire du Japon, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010.